Des premières réflexions sur le roman-photo humoristique publiées ici-même voici quelques jours, un maître-mot émerge : celui de décalage. Il s’applique aussi parfaitement à La Fabrique du prince charmant, dont l’un des ressorts les plus efficaces est la discordance entre une imagerie conventionnelle et désuète (kitsch) et un langage ultra-contemporain.
Toutefois, le comique de Guacamole Vaudou, comme celui de Même le grand soir a commencé petit, dont il va être question, relève davantage de l’absurde. Si les répliques étonnent, c’est parce que les situations elles-mêmes sont surprenantes, incongrues. Avec Stéphane Chabert, qu’incarne un Judor perruqué, Fabcaro invente un looser pathétique, risée de ses collègues, qui pense pouvoir se métamorphoser en participant à un stage de vaudou. « Guacamole » sera la formule magique supposée l’extirper de tous les moments de doute et le transformer en winner.

Fabcaro et Eric Judor, « Guacamole Vaudou » – éd. du Seuil
Même le grand soir a commencé petit (Flblb, 2019) est un roman-photo familial, puisque le héros en est Aliocha, le premier enfant des auteurs, Lisa Lugrin et Clément Xavier. (Rappelons qu’ils sont d’abord auteurs de bande dessinée. Leur album Yekini, le roi des arènes, en 2014, fut très remarqué ; j’ai moi-même utilisé, à L’An 2, leurs talents de scénaristes, pour les albums Le Journal de Clara et Washing Town, respectivement dessinés par Pauline Cherici et Fanny Grosshans.) Aliocha est encore un bébé. Mais voilà qu’un jour, silencieux jusque-là, il se met subitement à parler, commandant une pizza par téléphone, qu’il paie en donnant le numéro de la carte bleue de son père ! Ainsi débute un récit fantastique et drôlatique, qui pousse à son comble le constat banal : « C’est fou comme les enfants grandissent vite ! »
Lisa et Clément ne sont pas au bout de leurs surprises. Leur petit garçon est victime d’une crise de « maturisme aigu ». Bientôt il surfe sur internet, présente à ses parents sa « copine », défend un mode de vie plus en harmonie avec la nature, et somme toute apparaît, à certains égards, comme plus mûr que ses parents (à son père, Aliocha donne « treize ans d’âge mental »). Absurde et décalage (entre l’aspect extérieur du bambin et son comportement d’adulte) se donnent ici la main. Lisa et Clément paraissent finalement moins éberlués qu’émerveillés de voir les capacités acquises par leur progéniture. Le sens du dialogue des auteurs fait merveille, de même que leur application des codes de la bande dessinée : décors supprimés au profit d’aplats colorés, recours ponctuel aux emanata, aux lignes d’expression, aux onomatopées.
L’économie du roman-photo est une économie de la débrouille. C’est évident dans le cas de Même le grand soir…, où tous les rôles sont tenus par des proches des couples (sauf Patrick Sébastien et François Hollande, guest stars aux photos habilement détournées). Mais c’est vrai également pour Guacamole Vaudou, dont les scènes de bureau et de cantine ont été photographiées dans les locaux du Seuil.
Là où une opposition intéressante se dessine entre la conception de ces deux ouvrages aussi réussis l’un que l’autre, c’est sur la question de la préséance entre l’écriture et le jeu d’acteur. S’agissant de Guacamole, tout était écrit avant les prises de vue. Selon les témoignages de l’équipe, l’éditrice lisait à voix haute la bulle de dialogue qui correspondrait à la photo sur le point d’être prise, acteurs et actrices devant dès lors mimer la situation et les sentiments correspondants. « On a essayé d’être drôle sans trop appuyer les expressions pour autant, a précisé Éric Judor. Il ne fallait pas qu’un regard trop démonstratif ou une expression outrée prenne le pas sur l’humour du texte. »
En revanche, si je m’en réfère aux éléments de présentation contenus dans l’exposition Flblb à la CIBDI, Lisa Lugrin et Clément Xavier prenaient des photos et faisaient évoluer leurs personnages sans avoir préalablement verrouillé scénario et dialogues. « Parfois, au tournage, les intentions sont encore floues, on ne sait pas exactement ce que vont dire les personnages… » Ce qui signifie que l’idée de telle réplique a pu naître d’une mimique ou d’un geste, et que les auteurs ont composé leur récit en prélevant les images adéquates dans un stock préalablement constitué. La méthode peut sembler paradoxale, mais dans le cas d’espèce elle découle de l’impossibilité d’obtenir d’un bébé qu’il fasse l’acteur.

« Même le grand soir a commencé petit », page 28 – éditions Flblb
Ainsi, la notion de jeu se pose différemment dans le roman-photo qu’elle ne le fait au théâtre ou au cinéma, ou encore sous le crayon d’un dessinateur. Le geste arrêté, la pose, y sont manifestes, et l’on a constamment l’impression d’assister à une reconstitution des scènes plutôt qu’à leur déroulement. D’où un cocasse et léger décalage.