Longtemps le roman-photo, spécialité de magazines comme Nous Deux ou Confidences, a été assimilé au genre sentimental. Son histoire a bien été marquée par quelques incursions dans d’autres territoires ; il s’est notamment fait érotique, documentaire (les reportages de Jean Teulé ; ou plus récemment Les Femmes du lien, de Vincent Jarousseau, aux Arènes), parodique (dans Hara-Kiri) ou cérébral (les livres du duo Benoît Peeters/Marie-Françoise Plissart). Une grande exposition au Mucem en 2017-2018 avait fait le tour de la question.

Mais depuis quelques années, si le roman-photo fait un retour en force, il le doit principalement au succès de titres dédiés à… l’humour. Et dans ce spectaculaire retour en grâce, le milieu de la bande dessinée est la principale force de proposition. Je pense ici, non, seulement à Teulé et Peeters déjà cités, mais à Fluide glacial, qui publia chaque mois un roman-photo de Bruno Léandri, à Fabcaro, auteur, avec Éric Judor, du désopilant Guacamole Vaudou (Seuil, 2022) ou encore aux éditions Flblb, qui en ont fait un des axes forts de leur catalogue.

Extrait de « La Fabrique du prince charmant », d’Ovidie et Sophie-Marie Larrouy – © Seuil

L’exposition Éditions Flblb : un labo de roman-photo, qui s’est récemment achevée à la Cité de la bande dessinée et de l’image (où elle a été présentée du 20 décembre 2024 au 9 mars 2025) me fournit le prétexte pour interroger ce phénomène qui pourrait sembler paradoxal. Pourquoi, en effet, des dessinateurs chercheraient-ils à faire de l’humour en troquant leur instrument habituel, le dessin, si propice aux exagérations et déformations cocasses de toutes sortes, pour la photographie, a priori plus « réaliste » ? La réponse se laisse assez facilement trouver : ce n’est pas la photo en elle-même qui est comique, c’est justement le décalage entre l’effet de présence qui s’y attache et des situations improbables ou des dialogues absurdes.

Ce décalage s’appuie d’ailleurs quelquefois sur l’héritage du roman-photo, la réputation qui s’y attache, l’horizon d’attente qu’il suscite. C’est tout particulièrement le cas dans La Fabrique du prince charmant, d’Ovidie et Sophie-Marie Larrouy (Seuil, 2024), qui, en transposant l’action dans un monde post #metoo, tourne en dérision les clichés de genre longtemps véhiculés par les romans-photos sentimentaux « à l’eau de rose », y introduit une vision politique et féministe. Mais c’est vrai également de Guacamole Vaudou, dans lequel le héros, incarné par Judor, n’est pas indifférent au charme de la secrétaire de l’agence de pub qui l’emploie.

Extrait de « Guacamole Vaudou » de Fabcaro et Eric Judor – © Seuil

On aura remarqué que les deux derniers ouvrages cités ont le même éditeur. C’est la directrice éditoriale Nathalie Fiszman, responsable des projets grand public au sein de cette maison à l’image plutôt sérieuse, qui est à l’origine de ce qui commence à ressembler à un début de collection. Sa première incursion dans le genre fut Les Six Fonctions du langage, de Clémentine Mélois, écrivaine membre de l’Oulipo, en mars 2021. Les ventes furent suffisamment encourageantes pour lui donner envie de poursuivre (on parle de 15 000 exemplaires). Pourtant, il ne s’agissait pas, à mon sens, d’une réussite. Que l’autrice, plutôt que de faire procéder à des prises de vues originales, ait choisi le procédé d’un collage de fragments de romans-photos antérieurs, cela peut se défendre, et la pratique du détournement (dans laquelle s’illustrèrent autrefois les Situationnistes) a prouvé sa fécondité. Mais il en résulte ici des images d’une qualité de reproduction très médiocre, qui piquent littéralement les yeux, rendant la lecture pénible.

Quant à l’intention comique, elle repose, ici encore, sur le décalage : les personnages tiennent des propos à connotation intellectuelle (on cite Jakobson et Wittgenstein) ou simplement sur-écrits, dans des situations prosaïques, voire triviales. Version romantique, cela donne : « Je suis la femme de ta vie, la lumière de tes jours, ton phare dans l’obscurité, si je n’étais pas là tu serais tellement triste que tu te laisserais mourir de soif et tu finirais lyophilisé comme un vieux pruneau ? » ; version cochonne : « J’ai le cœur qui bat entre les jambes ! Tartine-moi de crème au beurre, tire fort ma bobinette, fourre-moi comme une dinde aux pruneaux » (mais d’où vient cette obsession des pruneaux ?). On sourit au début, puis très vite on se lasse du procédé, qui paraît répétitif et forcé.

(à suivre)