Il faut acheter un gros volume de 250 pages, au prix de 39 €, pour avoir accès aux 30 planches restées inédites de la geste d’Arzach (devenu Arzak), et encore sont-elles en NB, bien que visiblement prévues pour la couleur, et muettes, bien qu’ostensiblement structurées par des dialogues qui n’ont, soit pas été retrouvés, soit pas été repris (les explications manquent). Tel est le dernier tour de passe-passe imaginé par Moebius Productions, dont l’art d’accommoder les restes laisse quelquefois dubitatif.
Comme rien de ce qui concerne Moebius ne m’est indifférent, j’y suis allé voir de plus près. Nous sommes donc gratifiés ici du « corpus final » d’une aventure d’« Arzak » intitulée Destination Tassili. La première partie, qui compte 66 pages dessinées en 2008-2009, avait paru chez Glénat en 2010. Elle est ici reprise, dans un dispositif inédit et quelque peu étrange : les dialogues sur les pages de gauche, les planches (en couleur, celles-là) sur celles de droite. Mais les dialogues sont eux-mêmes entrelardés de passages narratifs, parfois utiles et parfois redondants par rapport à ce que les images communiquent fort bien à elles seules. Allez y comprendre quelque chose…
Les 30 planches mentionnées plus haut correspondent donc au début du tome 2 prévu mais jamais achevé. Le tout est entrelardé d’agrandissements, d’illustrations, de commentaires assez peu éclairants, et d’un dossier comprenant des éléments de scénario et les ébauches de projets cinématographiques à l’intention des Japonais et de Ridley Scott.
Expurger les planches des dialogues qui devraient y figurer est un geste d’autant plus singulier que l’on se souvient qu’Arzach, l’original, était un récit muet. L’éditrice (Isabelle Giraud) a donc, en quelque sorte, fabriqué du « faux muet ». Mais le faux muet est une fausse bonne idée, car il ne fonctionne pas ; l’action n’est pas intelligible puisque l’œuvre est amputée de l’une de ses composantes.

La seule planche de la deuxième partie qui pourrait, sans doute, rester muette : elle nous promène dans 4 lieux différents. – © Moebius Production
Du reste, plus rien ne ressemble vraiment à Arzach. Il ne reste rien, dans la mise en couleurs informatique de la première partie, de la somptueuse picturalité de l’album de 1976. Dépouillé de son aura et de son mystère, le guerrier hiératique ressemble à un banal héros costumé. Il est désormais élancé et, dans nombre de dessins, quelque peu androgyne, comme si Moebius avait subi l’influence des mangas. Dans le tome 2, il est même dépouillé de son oiseau blanc (un « ptérodelphe », à ce qu’il paraît), attribut mythique s’il en est.
En vérité, Destination Tassili fait souvent bien davantage penser, dans l’inspiration comme dans le traitement graphique, à l’univers du Garage hermétique ou à d’autres récits de science-fiction moebiusiens qu’à Arzach. (Une réplique telle que « Je ne le vois pas démancher un palpeur sans shlarber au préalable » – du pur Moebius dans le texte – ne fait-elle pas signe vers le fameux palpeur de mirettes mentionné à la page 2 du Garage ?)
Moebius avait dessiné, entre 1991 et 1994, un album intitulé L’Homme du Ciguri, annoncé comme le « volume 2 » du Garage hermétique. Puis un troisième volet, Le Chasseur déprime, publié en 2008. Il a donc fait de même avec Arzach, cédant à une même pulsion de poursuite de ses créations les plus mémorables. Peut-être eût-il mieux valu ne jamais revenir sur ces deux joyaux créés en état de grâce au cours de la période la plus féconde et aventureuse de son parcours d’artiste. Il ne pouvait que décevoir et banaliser des univers hors-norme, inaptes à se couler dans une logique de série.
Restent malgré tout, dans ces 30 planches inédites, des dessins incroyables, dans lesquels on retrouve ces architectures syncrétiques, ces foules cosmopolites et bigarrées, cet incroyable sens de l’espace qui sont la signature du regretté Moebius.