Publication apériodique, d’aspect hétérogène (prenant tour à tour la forme d’un magazine, d’un livre, d’un fanzine…), initiée en 1976 (le premier numéro paraît l’année suivante et ne compte encore que 4 pages agrafées de petit format), Elles sont de sortie, de Pascal Doury et Bruno Richard, fut l’un des titres les plus emblématiques de l’univers des graphzines. Dans le gros livre (350 pages), mi-essai, mi-anthologie, que lui a consacré Jonas Delaborde en octobre 2024 sous le titre Choquer le monde à mort (éditions L’Amazone, à Bruxelles), celui-ci en parle comme d’un « objet éditorial aux frontières poreuses (…) oscillant entre le graphzine, le livre d’artiste, le recueil de poésie et le journal intime ». Ce fut avant tout une revue de dessins, même si certaines pages accueillaient du graphisme ou des collages photographiques.

 

Quand l’aventure débute, les deux fondateurs ont vingt ans. Bruno Richard a été formé aux Beaux-Arts puis aux Arts Déco, Pascal Doury a fait une école professionnelle de dessin industriel. Le contenu est « agressif, viscéral et intime » (Delaborde, p. 34). Les deux artistes dévoilent en toute transparence les détails de leur vie sexuelle comme l’état de leurs finances (Richard travaille dans une agence de publicité – où il a pour collègue Voutch –, disposant ainsi d’une sécurité dont ne dispose pas Doury, qui vit principalement de la vente de ses œuvres). Chaque livraison porte un titre, qui joue volontiers la provocation. Ainsi Pornographie catholique(n° 10, 1982) ou Sexy Politzeï (n° 11, 1982), Art dégénéré 83 (n° 12, 1983 ; ce dernier titre s’inscrit dans la collection « 30/40 » des éditions Futuropolis, dont j’ai récemment commenté ici la résurrection [https://www.thierry-groensteen.fr/index.php/2024/12/18/le-retour-de-la-collection-30-40/]) ou encore Nègres vulves noires bites (n° 22, 1988).

On distingue facilement l’un de l’autre les deux principaux contributeurs : « ligne nerveuse chez Richard, personnages boursouflés et grotesque pour Doury », ce dernier s’inspirant des livres pour enfants de l’éditeur américain Harlin Quist. Si Doury fait siens certains des codes de la bande dessinée, Richard, lui, s’affranchit des contraintes de la narration ; mais il cite quelquefois dans ses dessins des personnages de cartoon ou les héros hergéens.

Placid et Muzo revisités par Doury et Richard – « Elles sont de sortie » n° 10

Ils n’appartiennent pas véritablement au monde de la bande dessinée, cependant celui-ci les reconnaît et leur fait une place. Wolinski leur entrouvre les portes de Charlie mensuel, le professeur Choron celles d’Hara-Kiri. On voit également Doury dans L’Écho des savanes et dans Métal hurlant (les Humanoïdes associés publient en 1983 l’album de Doury Théo Tête de mort). Plus d’un dessinateur est saisi par la puissance de leurs propositions graphiques. « Je n’ai jamais vu une telle rigueur superposée à une telle folie », dira Francis Masse du travail de Doury.

Certains numéros sont réalisés uniquement par le duo Doury-Richard, d’autres accueillent des cartoonists tels que Mark Beyer, Gary Panter et Rory Hayes. Marc Caro figure au sommaire de plusieurs numéros. De même Bartomeu Cabot ou Javier Mariscal. Le duo fraternise avec Bazooka, trouve des « compagnons de route » en Alin Avila, critique d’art, éditeur à l’enseigne de Limage et directeur des Cahiers de l’art mineur, Étienne Robial, graphiste et éditeur, ou encore l’artiste Placid, pour ne citer que ceux-là. Le peintre Erró les invite à exposer au musée d’art moderne de la ville de Paris en mai 1985.

Leur collaboration s’achève en 1994, chacun suivant ensuite sa propre trajectoire. Richard poursuit seul la publication d’Elles sont de sortie. Doury meurt d’un cancer des poumons en 2021, à 45 ans. L’année suivante Richard publiera une série de fanzines – comprenant de nombreux inédits de son ami – sous le titre Pascal Doury est mort. Lui-même atteint par des problèmes de santé, il ralentit le rythme des parutions après 2015.

Delaborde discerne dans leur travail une « reddition à [leurs] propres pulsions libidinales ou morbides [qui] comporte une part importante de narcissisme et peut prendre des formes onanistes. Richard, le premier concerné, en a bien conscience et nʼen fait pas mystère. Mais la manière dont Elles sont de sortie sous-titre ce mouvement général, cʼest de lʼidentifier à une sauvagerie, à une régression primitive. À cet égard, les formes produites par Richard et par Doury diffèrent évidemment. Si Doury est moins littéral, si son travail graphique repose sur une minutie et une délicatesse explicites, il souscrit néanmoins à cette approche poétique brutale. » (p. 52)

De fait, Elles sont de sortie a cultivé tout du long une esthétique de la provocation, caractérisée par la pornographie, les références à la maladie et à la drogue, la prolifération – vraiment gênante à mon sens – de symboles nazis (est-ce un hasard si le fanzine dont Jonas Delaborde et Hendrik Hegray sont les auteurs a pour titre Nazi Knife ?).

Cependant, comme il est noté page 140, Elles sont de sortie résonne avec plusieurs pratiques aujourd’hui bien identifiées dans le champ de l’art contemporain, notamment « la revue d’artiste envisagée comme une alternative à l’exposition, la manipulation de la puissance des images » et l’autofiction. La somme dont on dispose désormais sur cette entreprise éditoriale hors norme, qui marqua son époque, est particulièrement riche et bienvenue.