Xavier Löwenthal, ci-devant éditeur à La 5e Couche, a publié voici quelques jours une « tribune libre » sur le site ActuaBD, qui n’a pas pour habitude d’en accueillir ou d’en solliciter. Nul doute que le rédacteur en chef Didier Pasamonik, qui a toujours aimé jouer les poils à gratter, se soit réjoui de pouvoir diffuser ce pavé dans la mare.

Löwenthal se plaint du « silence gêné [qui] entoure [ses] publications » de l’« invisibilisation » qui, « depuis plus de deux ans », frapperait La 5e Couche et ses auteurs : « plus de scène, plus d’invitation, plus d’interviews, plus de médias… » Selon lui, ce boycott – dont je n’avais pas conscience – trouve son origine dans le fait que La 5e Couche s’était insurgée contre la tribune publiée par Médiapart appelant à l’annulation de l’exposition Bastien Vivès prévue à Angoulême.

(Je ne souhaite pas revenir ici sur cette affaire, ni commenter les arguments des uns et des autres. C’est un débat dans lequel il n’y avait que des coups à prendre. Non sans réticence, j’avais accepté pourtant de répondre à une journaliste de La Croix qui souhaitait recueillir « un témoignage d’historien de la BD sur les diverses formes de censure qui s’exercent dans le champ du neuvième art ». Le lendemain je découvrais, navré, que mes propos avaient été considérablement raccourcis, que plus rien n’était dialectisé, contextualisé. Le titre donné à mon intervention ne me convenait pas. Et surtout je me retrouvais opposé, en une sorte de débat artificiel, et sans que j’en eusse été prévenu, à la Présidente de l’association Face à l’Inceste qui, dans ce journal catho, représentait évidemment le point de vue vertueux – ce qui m’assignait implicitement le rôle de défenseur de la pédopornographie !)

Mais le mal vient de plus loin. Löwenthal le reconnaît et s’en flatte : La 5e Couche est « un éditeur qui fait chier, qui a toujours fait chier ». Depuis 2012, année de publication de Katz, d’Ilan Manouach, qui détournait le Maus de Spiegelman, jusqu’à, douze ans plus tard, ce pamphlet, Angoulême BD – une contre-histoire (1974-2024), de Philippe Capart et Nicolas Finet. Il se trouve que j’étais abondamment cité dans ce petit ouvrage, et que je ne m’en suis pas, là non plus, trouvé très à l’aise. Il s’agit d’un texte foutraque, pas écrit (des pages entières restituent le style oral), insuffisamment informé, et surtout de mauvaise foi (l’un des auteurs, Finet, réglant ses comptes avec Stéphane Beaujean, dont le nom n’est même pas cité dans le chapitre sur la valse des directeurs artistiques, alors qu’il a occupé ce poste de 2016 à 2020), un texte auquel il a manifestement manqué un éditeur.

Ce ne sont pas seulement les livres de La 5e Couche qui agacent. La tribune de Löwenthal le fera tout autant. À longueur de paragraphes, notre homme fustige « la bande dessinée belge [qui] aime se représenter comme une famille. (…) Comme une famille, elle cache ses turpitudes. (…) Comme une famille, elle constitue sa généalogie et raconte son histoire en omettant les cousins et les ancêtres gênants, en s’en inventant de glorieux, et ses enfants respectent et entretiennent avec dévotion cette image qu’ont façonnée ses patriarches. (…) Elle en prend les traits biologiques, dans ses systèmes de reproduction et dans ses névroses : inceste et népotisme, tabous et secrets de famille, marqueurs identitaires et rejet de l’altérité. » On remarquera qu’aucun nom n’est cité, aucune personnalité mise en cause. Quand Löwenthal s’en prend à « cet académisme qui ose encore se croire « d’avant-garde » (comme on disait au XIXe siècle) », on croit deviner qu’il pourrait s’agir d’une pierre dans le jardin de Jean-Christophe Menu, mais je ne sache pas que ce dernier appartienne à cette belle « famille » de la bande dessinée belge et, là encore, personne n’est mentionné.

Pourquoi faut-il, alors, que dans cette diatribe qui ne me concerne guère, je sois soudain mis en cause – seule cible à être désignée par son nom ?  Le passage concerne Judith Forest, cette dessinatrice inventée de toutes pièces dont la 5e Couche avait publié les Journaux. Je lis qu’il s’agissait d’une « imposture littéraire de mauvais goût [qui] questionnait la réception masculine des livres écrits par des femmes dans le milieu de la bande dessinée, pour dénoncer la paresse critique du concept « d’écriture féminine » (défini notamment par Thierry Groensteen), une mauvaise théorie essentialisant la créativité féminine en bande dessinée. »

Dans différentes interventions que j’ai pu faire autour de la BD de femmes, j’ai en effet parlé de l’écriture féminine, mais en référence à Annie Leclerc, Hélène Cixous, Chantal Chawaf et autres féministes qui utilisèrent ce concept dans les années 1970 ; jamais, au grand jamais, je ne l’ai érigé en instrument théorique applicable au champ de la bande dessinée. Et tout mon travail d’éditeur, à l’initiative de la collection « Traits féminins » des éditions de l’An 2, fut précisément de veiller à ce que la création féminine soit présentée dans ses manifestations les plus variées, de manière à ce qu’elle ne puisse pas être « essentialisée ».

Décidément, oui, il faut l’admettre : La 5e Couche et son porte-parole  font chier. Et il se pourrait qu’on ne les réadmette pas si facilement que cela à la « table familiale ».