C’est un paradoxe. La bande dessinée, qui a toujours inscrit au cœur de ses intrigues comme de ses images les agissements d’un ou de plusieurs personnages – comme l’a écrit Pierre Fresnault-Deruelle dans Hergé ou le secret de l’image, chaque case est « un absolu où le héros se réinstaure à chaque fois comme centre du monde » – se plaît néanmoins quelquefois à évacuer toute présence humaine au profit de décors vides, de lieux désertés.
Dès les années 1970, Martin Vaughn-James avait métaphorisé cette liquidation du personnage (au sens meurtrier du terme) dans la séquence la plus frappante de son roman visuel La Cage. On s’en souvient : le corps absent y était évoqué par des vêtements (veste, chemise et pantalon) et l’ectoplasme ainsi constitué était soumis au supplice de l’écartèlement. Une tache sombre au centre de l’image évoquait un jaillissement de sang dû à l’éclatement des viscères ; il fallait un œil attentif pour voir que le liquide noir était expressément désigné comme de l’encre sortant d’un petit pot. La mise à mort du personnage ainsi thématisée, pouvait se déployer dans tout le livre un jeu de déplacements dans le temps et dans l’espace organisé autour de quelques lieux emblématiques (une pyramide précolombienne, une station d’électricité, une chambre, une ville moderne, un musée, une cage métallique énigmatiquement plantée au milieu du désert), leurs rapports topologiques et leurs métamorphoses constantes tenant lieu d’action.
Ilan Manouach s’est à son tour adonné à l’évacuation des personnages, mais il en a fait ce que l’Oubapo appelle une « contrainte transformatrice », l’appliquant à une bande dessinée existante qu’il vide des agents de l’action pour ne laisser subsister que les décors. Ou presque. Riki fermier (La 5e couche, 2015) revisite, sur le mode qui vient d’être dit, un album de la série enfantine Petzi, en l’occurrence Petzi fermier. Le changement de titre se justifie par le fait que tous les personnages ont été supprimés, sauf Riki le pélican, ainsi promu unique protagoniste, auquel toutes les bulles de dialogue sont désormais attribuées. Comme il est loin d’apparaître dans toutes les vignettes, nombre d’entre elles ne montrent plus aucun être vivant. (On peut lire la version intitulée Riki la ferme en ligne à cette adresse : https://grandpapier.org/riki-la-ferme?lang=fr) Manouach se réclame du lipogramme, ce procédé littéraire rendu célèbre par Georges Perec, bannissant l’usage de telle ou telle(s) lettre(s). À la différence des détournements pratiqués par Jochen Gerner (notamment via la technique du recouvrement), Manouach ne touche pas au décor, qui monte ainsi au premier plan, comme s’il acquérait une forme d’autosuffisance.
Toutefois, Manouach ne peut être crédité d’avoir inventé le procédé puisque le Suisse Niklaus Ruëgg l’avait déjà appliqué en 2004 à une histoire de Donald Duck dessinée par Carl Barks. Ruëgg avait éliminé non seulement les personnages mais aussi tout dialogue, ne laissant plus apparaître que des lieux vides, comme un cadre planté pour accueillir de nouveaux récits encore à inventer. Ce qui frappe dans ce travail est, d’une part, le caractère très elliptique du décor chez Barks, qui consiste en fragments d’éléments de mobilier, de fenêtres, d’escaliers, et, d’autre part, le jeu des couleurs (jaune, vert, bleu, rouge, noir et rose).
Seth, auquel Fantagraphics avait confié l’habillage graphique de l’intégrale The Complete Peanuts, également publiée à partir de 2004 (et reprise en France par les éditions Dargaud), n’avait pas procédé autrement : ses pages de garde sont un montage de neuf vignettes reprenant des éléments emblématiques de la création de Schulz (un arbre, une barrière, un pavillon, une niche…) mais débarrassés de leur habituelle population d’enfants. (Les lecteurs de son roman graphique Clyde Fans ne seront pas surpris : de nombreuses pages y consistent seulement en décors urbains.)
Cette stratégie d’effacement peut être mise en œuvre par le créateur d’origine lui-même. C’est la voie explorée par Jérôme Dubois, lorsqu’il publia simultanément, en avril 2020, deux livres en miroir, Citéville chez Cornélius et Citéruine aux éditions Matière. Citéville nous promène dans neuf lieux emblématiques d’un même espace urbain imaginaire : « La Station », le « Pôle enfant », la « Maison de retrait », le « Stade de sport » ou l’hypermarché « Buy more ». Des scènes – impliquant des personnages différents – s’y déroulent, fragments glaçants de la vie dans une société barbare et déshumanisée ; elles mettent en garde contre un futur proche qui menace la civilisation occidentale. Citéruine comprend le même nombre de pages (180), les mêmes vignettes (reprises à la table lumineuse), les mêmes cadrages, les mêmes décors (livrés au délabrement), mais la ville y est abandonnée, vidée de ses habitants. Par conséquent tout dialogue a disparu, et c’est un livre sans aucun texte, fait d’images sans vie, souvent proches de l’abstraction. L’éditeur suggère que dans Citéruine, la ville a troqué son statut de décor pour celui de paysage.
Pour clore ce billet qui ne prétend pas à l’exhaustivité, je rappellerai l’album de l’auteur britannique Woodrow Phoenix que j’ai publié en juin 2013 dans la collection « Actes Sud-L’An 2 ». Pamphlet contre la civilisation de la bagnole, Bande d’arrêt d’urgence ne montrait aucun être humain : on n’y voyait, cadrés à travers un pare-brise, que des portions de route et des panneaux de signalisation routière.