Parmi les dessinatrices qui surent se faire une place dans le monde du comic strip, Kate Carew (1869-1961) bénéficie d’une faveur qu’elle partage avec bien peu de ses collègues : les éditions Fantagraphics lui ont consacré en 2024 une monographie retraçant l’ensemble de sa carrière, sous le titre Kate Carew : America’s First Great Woman Cartoonist. Et son auteur n’est autre qu’Eddie Campbell (oui, le dessinateur de From Hell et de la série autobiographique Alec), épaulé par la petite-fille de l’intéressée.
Comme d’autres femmes cartoonists, on peut dire que Mrs Carew est littéralement arrachée à l’oubli. La World Encyclopedia of Comics dirigée par Maurice Horn (1977), qui se voulait l’ouvrage le plus complet sur le sujet, ne mentionnait pas même son nom ; et même l’ouvrage pionnier de Trina Robbins et Catherine Yronwode Women and the comics (1985) ne lui consacrait que quelques lignes.
Née Mary Williams, Kate Carew est de la même génération que Winsor McCay et devint la première illustratrice à travailler pour le San Francisco Examiner. Plus tard, tout en militant aux côtés des suffragettes, en menant une carrière de peintre et de critique dramatique et en réalisant des interviews des plus éminentes personnalités de son temps des deux côtés de l’Atlantique, dont elle croque au passage le portrait (sa rencontre avec Picasso en 1913 vient de faire l’objet d’une publication séparée chez l’éditeur Echoppe), elle est recrutée par Joseph Pulitzer qui assure sa promotion en la présentant comme la « seule femme caricaturiste ».
Sa série la plus connue, publiée dans le New York World du 27 avril 1902 au 19 février 1905, a pour titre The Angel Child – ne pas confondre avec Mamma’s Angel Child, série plus connue ayant pour auteur M.T. “Penny” Ross. Toutefois les deux bandes ont en commun d’avoir une fillette pour protagoniste, chose plutôt rare dans le monde du kid strip où les garçons font la loi.
Notre « Angel Child », sempiternellement vêtue d’une robe rouge et arborant un nœud de même couleur dans les cheveux, n’a rien d’un ange et n’aime rien tant que de jouer de mauvais tours aux adultes, notamment à ses parents, qui ne manquent pas de la punir (Cf. la fessée que lui administre sa mère dans la huitième vignette de la planche reproduite ici, alors que l’enfant vient de lui dire « You always blame me, Ma »). Mais par un retournement final qui tient du miracle, elle se voit souvent offrir un cadeau en compensation (ici : un homard), une rétribution imméritée. À noter que dans les épisodes ultérieurs, l’héroïne s’exprimera de plus en plus dans le langage d’un très jeune enfant qui déforme les mots.
Mariée en deuxièmes noces à John A. Reed (ne pas confondre avec le journaliste et militant communiste éponyme), Kate et son époux s’installent en France dans les années 1920, ce qui lui permet de présenter quelques-uns de ses œuvres, à deux reprises, au Salon des artistes français. Dans cette période, elle se fait rare dans les journaux, car une sévère blessure au poignet l’empêche de manier le crayon.
Comme le montre exemplairement cette autre page tirée d’une série plus éphémère dont le protagoniste a nom Humphrey, Kate Carew n’aimait rien tant que représenter des corps en déséquilibre ou dans des positions acrobatiques. Ici c’est l’enfant – un bébé – qui est la victime des adultes, puisqu’il se retrouve collé au mur derrière un lai de papier peint. La dessinatrice se moque aussi des stéréotypes de genre : l’homme se doit d’être bricoleur, la femme ne lève pas les yeux de son roman.
[ Eddie Campbell, Kate Carew : America’s First Great Woman Cartoonist, Fantagraphics Books, 160 pages, 30 €. ISBN 979-8875000218. Sur le site de l’éditeur, l’ouvrage est malheureusement déjà renseigné comme indisponible à l’heure où je poste ce billet. ]