La notion de « style tardif » (spätstil) a été forgée par Theodor Adorno à l’occasion d’un essai paru en 1937, consacré à Beethoven. Hermann Broch, de son côté, parlait (dans Création littérature et connaissance, en 1955) de « style de vieillesse ». En France, il a fallu attendre 1970 et le livre de Gaëtan Picon Admirable tremblement du temps pour trouver une méditation sur les œuvres terminales de quelques grands peintres (tels Poussin, Rembrandt, Titien ou Goya).

Le premier à avoir étendu la réflexion sur cette notion à une comparaison entre les arts (littérature, musique, cinéma – mais pas la peinture) a été l’auteur palestino-américain Edward W. Said, disparu en 2003, dont le livre Du style tardif a été publié à titre posthume (traduction française :  Actes Sud, 2012). Said y examine les œuvres produites, sur la fin de leur vie, par des artistes aussi différents que Richard Strauss, Beethoven, Arnold Schoenberg, Thomas Mann, Jean Genet, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Constantin Cavafy, Samuel Beckett, Luchino Visconti et Glenn Gould. Plus récemment, le Britannique Geoff Dyer, dans Les Derniers Jours de Roger Federer. Et autres manières de finir (éditions du Sous-Sol, 2024), s’est à son tour interrogé sur les dernières réalisations d’écrivains, de peintres et de musiciens qui ont compté pour lui, mais aussi sur les dernières performances de sportifs comme le fameux joueur de tennis suisse. Ces dernières années, plusieurs expositions de peinture ont aussi choisi de se focaliser sur le style tardif d’un ou plusieurs artistes (dans la lignée de l’exposition de la Fondation Maeght « L’Œuvre ultime : de Cézanne à Dubuffet », en 1989), donnant à cette catégorie consistance et visibilité. On mentionnera enfin le livre d’Antoine Compagnon La Vie derrière soi. Fins de la littérature (Équateurs, 2021 et Folio, 2023), dans lequel celui-ci s’interroge sur les œuvres tardives des écrivains et les examine à l’aune du lien essentiel que la littérature entretient avec la mort et le deuil.

Dans un article pénétrant publié par la revue d’études hispaniques e-Spania et consultable en ligne (https://doi.org/10.4000/e-spania.23492), Maria Zerari se demande « si, à l’instar de l’idée, romanesque à souhait, de chef-d’œuvre inconnu, l’idée d’œuvre ultime ne renfermerait pas quelque chose comme le mauvais attrait, le vernis brillant et trompeur, d’une sorte de ”mythologie” contemporaine ». Ce n’est pas impossible. Quoi qu’il en soit, je me demanderai ici si l’on peut trouver quelque pertinence à cette notion de style tardif dans le champ de la bande dessinée.

Dans son essai dessiné intitulé Désœuvré (L’Association, 2005), Lewis Trondheim s’interrogeait sur « le problème du vieillissement de l’auteur de bande dessinée ». Selon lui, les auteurs de BD vieillissent de la même manière que, selon la chanson, les histoires d’amour finissent : mal, en général. La raison en serait que leur art, fondé sur la répétition (« de personnages, de codes, de ficelles narratives, de tics graphiques »), génère une forme d’usure et se révèle un « terrain idéal pour toutes formes de sclérose ». Et Trondheim d’énumérer un certain nombre de confrères qui se sont réfugiés dans le silence – il préfère ne pas dénoncer ceux qui sont « tombés dans la répétition » (comprenez : la médiocrité). Il mentionne toutefois deux exceptions : Alberto Breccia et Moebius.

© L’Association

On peut, certainement, imaginer qu’il existe, pour un auteur de bande dessinée comme pour tout autre créateur, différentes manières de vivre le grand âge : il peut être serein ou inquiet, affranchi des convenances ou tenaillé par un sentiment d’urgence, il peut avoir conservé intact le plaisir du dessin ou en avoir perdu le secret. Si l’on en croit Trondheim, la plupart sont englués dans la répétition, marqués par la sénescence.

L’exemple qui me vient immédiatement à l’esprit est celui de Tardi. Le 26 octobre 2022, dans le dernier billet de mon blog précédent, « Neuf et demi », je confessais ma consternation devant le tome conclusif des aventures d’Adèle Blanc-Sec, Le Bébé des Buttes-Chaumont, livre qui, pour moi, se tenait « aux limites de l’illisibilité ». Et je relevais différentes déclarations donnant à penser que cet immense dessinateur, en étant venu à détester sa propre création, s’était livré à « un massacre plus ou moins conscient, une exécution à vocation cathartique, une liquidation en règle ». Récemment, Tardi a publié un nouveau Nestor Burma, son autre personnage récurrent, délaissé depuis un quart de siècle. Du Rififi à Ménilmontant a certes une meilleure tenue que Le Bébé…, mais reste très en-deçà de Brouillard au Pont de Tolbiac ou de 120, rue de la gare. Laissons de côté la faiblesse du scénario. Du strict point de vue graphique, ce que l’on observe c’est un allègement des décors, un recours de plus en plus massif aux plans rapprochés, entraînant une prolifération d’images très semblables les unes aux autres. Tardi a gardé le goût des repérages et promène toujours son détective dans des quartiers de Paris qu’il se plaît à reconstituer, mais son dessin est moins descriptif, il tend à devenir un simple silhouettage.

Tardi, "Du rififi à Ménilmontant"

© éditions Casterman

Dans un entretien accordé au site ligneclaire.info et publié le 3 novembre 2024, il reconnaît lui-même : « Le dessin est beaucoup plus relâché, les images sont plus grandes. Le côté un peu croquis qui ne rentre pas dans tous les détails, cela me plaît. » On se souvient que Pratt, lui aussi, avait évolué vers un dessin plus paresseux, plus elliptique, lui demandant un moindre investissement. En témoignent les albums Les Helvétiques (1988) et (1992), réalisés dans ses dernières années.

(à suivre)