David Prudhomme aimait à dire, ces dernières années, que Rébétiko (la mauvaise herbe), paru en 2009, était son « album signature ». En effet, comme transcendé par son sujet, lui qui dédaigne habituellement d’étaler sa virtuosité avait réalisé avec cet album quelque chose comme un concentré de son art graphique et narratif. La critique, les jurys, le public ne s’y étaient pas trompés. Il y avait de la magie dans ses pages, une démonstration discrète et entêtante de la puissance d’évocation du dessin.
Quinze ans ont passé, et Prudhomme retrouve, avec Rébétissa, ce même bonheur d’expression. Le même charme opère, à nouveau, et c’est comme si l’on n’avait jamais quitté Markos, Batis, Stavros et Anestis, comme si le son de leurs bouzoukis nous était resté dans les oreilles. Si le titre s’est ostensiblement féminisé, c’est que montent ici au premier plan du récit trois figures féminines, trois tempéraments de feu : « la divine Bèba », chanteuse qui s’accompagne au tambourin (elle faisait une entrée royale à la page 59 de Rébétiko mais demeurait dans les marges de ce premier opus), de Marika, sa demi-sœur, qui rêve d’Amérique, et de Katina, la tenancière de la taverne où les Rébètes se produisent.
À elles trois, elles tissent un contrepoint bienvenu au petit groupe des hommes et communiquent au livre une électricité sensuelle de tous les instants. Le rébétiko, ce « blues » grec dont le Monde diplomatique écrivait en octobre 2023 que, né au début des années 1920 (…), il constitue « un marqueur de l’identité nationale » et un « chant de l’exil, de la plainte et de la douleur d’exister… », est, selon Prudhomme, « une musique de gens simples, pour des gens simples ». Mais si ses personnages sont des déclassés, des marginaux, le dessinateur ne leur en confère pas moins une dignité et une noblesse remarquables, qui passe par le corps, les gestes, le port de tête, le regard, les silences.
Instauré le 4 août 1936, le régime autoritaire du général Ioánnis Metaxás, qui durera jusqu’à la mort de cet admirateur de Mussolini, en 1941, déclara le rébétiko décadent et antinational. En conséquence, Katina doit licencier les musiciens qui, soir après soir, donnaient une âme à son rade, et le récit est celui de leur combat pour continuer à exister.
Dans L’Oisiveraie, son œuvre la plus libre, la plus spontanée et la plus personnelle, Prudhomme ne craignait pas de pratiquer un patchwork de techniques et de styles. Une esquisse naturaliste y voisinait avec une franche caricature, quelquefois dans la même case. On retrouve dans Rébétissa les mêmes oscillations dans le régime du trait, le même dessin à définition variable qui est la marque de l’artiste, mais dans une version lissée, atténuée, plus contrôlée, et à laquelle la gamme que composent la couleur crème des fonds de cases, le noir de l’encre et le gris des ombrages confère unité. Pour l’élégance et l’épure, Prudhomme fait quelquefois songer à Alex Toth, ou aux maîtres orientaux, mais il s’en distingue par son art du portrait. Les gros plans muets abondent, sur lesquels on s’efforce de lire les réactions, les sentiments, de la même manière que l’on cherche à entendre les instruments et les voix.
Pour l’heure, Rébétissa n’est disponible que dans une édition limitée à 2500 exemplaires, en format à l’italienne, chaque demi-planche étant reproduite à la taille de l’exécution. L’édition normalisée, à la française et en couleurs, sortira au printemps. Je ne saurais assez conseiller de se ruer sur cette version-ci, un peu chère, certes, mais qui permet, comme le dit l’éditeur, de « pouvoir profiter au maximum des dessins ».
[ David Prudhomme, Rébétissa, éditions Futuropolis, 224 pages, 45 €. ]