Depuis un an, les éditions du Seuil – qui s’étaient naguère essayées au genre à l’initiative de Jacques Binsztok, publiant notamment La Mouche de Trondheim et Monsieur Fruit de De Crécy – reconstruisent un département bande dessinée, sous la supervision avisée de Thomas Ragon, transfuge de Dargaud.

Parmi les huit ou dix titres déjà parus, le tout récent Une Brève Histoire de l’Égalité, par Sébastien Vassant et Stephen Desberg d’après le livre de Thomas Piketty, s’annonce déjà comme un bestseller. Mais l’album dont je voudrais dire un mot ici est celui de Koenraad Tinel, paru en septembre, Le Seau. Souvenirs dessinés d’une guerre.

Dessinateur et sculpteur sur métal, Tinel est né à Gand en 1934. Il est l’auteur de deux romans graphiques (si l’on choisit de désigner ainsi ces suites de dessins en pleine page, qui peuvent être comparés à l’œuvre d’une Charlotte Salomon) autobiographiques. Curieusement, le premier publié, Flandria Catholica (éd. Peeters, 2010), qui n’a pas été traduit, concernait la période immédiatement postérieure à celle que relate Le Seau, les années de l’après-guerre (de 1946 à 1952), que l’auteur vécut dans une Flandre étouffée par le catholicisme.

Koenraad Tinel, "Le Seau", couvertureL’édition originale du Seau a paru treize ans plus tard chez l’éditeur Oogachtend. Il s’agit cette fois de l’enfance de Tinel, qui avait sept ans lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata et qui eut le malheur de grandir au sein d’une famille antisémite, collaborationniste, idolâtrant Hitler. Ses frères aînés s’engagèrent dans les forces fascistes tandis que lui, par chance, échappa à l’enrôlement en raison de son jeune âge. Divisé en chapitres, Le Seau raconte la dérive idéologique d’une famille flamande, sa joie quand la Belgique capitula devant les troupes nazies, sa panique quand les Alliés débarquèrent. Elle dut trouver refuge en Allemagne, dans des villages éloignés du front où ne vivaient plus que des femmes et des enfants. Jusqu’à ce que le Reich fût vaincu et que l’on demandât des comptes à ses zélateurs.

Koenraad Tinel raconte tous ces événements tels qu’il a pu les vivre enfant, avec une grande sobriété dans le choix des mots, qui laissent peu de place aux affects. Laconique, la dernière phrase est d’une portée insondable : « Jamais je ne pourrai me réconcilier avec cette histoire. » Ses dessins en noir et blanc, à l’encre et au lavis, d’une facture enlevée et brutale, vont eux aussi à l’essentiel. En quelques traits de pinceaux, ils évoquent un personnage, un paysage, une situation, sans rien décrire. Beaucoup sont d’une puissance saisissante.

Koenraad Tinel, "Le Seau"

© éditions du Seuil

On regrettera toutefois que le témoignage manque parfois un peu de chair et de consistance. Koenraad s’implique peu dans son récit, se réfugiant derrière un simple procès-verbal des faits. Quant au seau évoqué dans le titre (qui, dans la version originale, était plus explicitement désigné comme un « seau à merde », ein Scheisseimer), il nous est dit qu’il accompagna la famille tout au long de sa fuite, mais on ne le voit que deux fois et finalement il ne tient aucune place significative dans le livre.

Avant de la publier, Tinel avait fait de son histoire un spectacle, un seul-en-scène où il s’accompagnait au piano (un autre de ses talents) et où ses dessins étaient projetés. Maintenant réunis dans les pages d’un livre, ils forment un témoignage rare, dont la lecture, assurément, et en dépit des réserves exprimées, ne laisse pas indemne.

Koenraad Tinel, "Le Seau"

© éditions du Seuil