Kamel Khélif peignait et dessinait mais, après avoir enchaîné divers autres boulots alimentaires, il gagnait sa vie comme animateur de quartier quand Edmond Baudoin le rencontra jadis à la faveur d’une résidence à Vitrolles. Il allait relater leur amitié dans son livre La Mort du peintre(Z’Éditions, 1995), ouvrant généreusement une douzaine de pages à ses dessins. Par ailleurs, dans un curieux mélange des genres, Baudoin y faisait de Kamel un personnage de son récit, lui prêtant une histoire d’amour et allant même jusqu’à imaginer son décès, victime d’un crime raciste.
Cette rencontre allait ouvrir Kamel Khélif à l’art de la bande dessinée. Né en Algérie, arrivé en France à l’âge de cinq ans quand sa famille s’établit en 1964 à Marseille dans le bidonville de Sainte-Marthe, artiste autodidacte, il n’a pas délaissé la peinture mais s’est mis à publier des livres, avec parcimonie. Huit albums de bande dessinée se sont succédé en trois décennies, dont, en collaboration avec son compatriote Nabile Farès, écrivain et psychanalyste disparu en 2016, Les Exilées, chez Amok en 1999, puis La Jeune Femme et la mort, chez Rackham en 2010. On se souvient aussi de Ce pays qui est le vôtre (FRMK, 2003), l’histoire – inspirée d’un douloureux épisode vécu – d’un homme en garde à vue s’efforçant de prouver qu’il est innocent de ce dont on l’accuse.
Ce rythme de parution s’est récemment accéléré, avec deux nouveautés en cette année 2024 : Dans le cœur des autres et Monozande, tous deux aux éditions Le Tripode. De quoi, peut-être, démentir enfin l’affirmation de l’éditeur selon laquelle « l’œuvre de Khélif demeure largement méconnue en France, sans doute à cause de sa singularité ». Comme objets, les deux ouvrages sont on ne peut plus dissemblables : Dans le cœur des autres renoue avec le format monumental d’un précédent livre (Même si c’est la nuit, Otium, 2019), tandis que Monozande se rapproche des dimensions d’un roman.
Dans le cœur des autres, qui nous attache aux pas d’un homme déambulant successivement dans les trois villes comptant pour l’auteur, Paris, Marseille et Alger, ravive aussi, par cette forme de récit, le souvenir de Même si c’est la nuit, dont le protagoniste errait, lui, dans le quartier marseillais de Belzunce. La déambulation, c’est sans doute ce qui peut le mieux s’accommoder d’une méthode fondée sur l’improvisation, une image en amenant une autre, sans plan préétabli. Les deux livres partagent du reste nombre de thèmes communs : l’exil, la nostalgie, la nuit, la femme perdue, la solitude « infranchissable ». Et l’indétermination de personnages dont on ne connaît ni le nom ni l’histoire.
Kamel Khélif pense que la mélancolie est un état inhérent à l’artiste. De fait, ses livres ne respirent pas la gaieté, et beaucoup, je le crains, seront rebutés par une noirceur par trop appuyée, sans rémission, où l’empire de l’ombre est tel qu’il empêche aucune lumière de filtrer. Le texte n’aide pas, que l’on peut juger empesé, manquant de simplicité, de netteté dans son propos ; ni le fait que l’auteur n’a pas trouvé de dispositif satisfaisant pour l’inclure dans ses images : dans Même si c’est la nuit, il est collé au cadre de l’image, écrit sur des bandelettes translucides que le fond rend peu lisibles ; tandis que des cartouches blancs occupent le centre des pages de Dans le cœur des autres, débordant de façon à mon sens peu élégante sur les grandes cases-tableaux du haut et du bas.
Pourtant ce dernier livre n’est pas de ceux qui se laissent facilement refermer, car nombre de pages ont une vraie puissance d’interpellation. À propos d’un autre de ses livres, Khélif parlait de « la rencontre hasardeuse de la tache et du trait ». De fait, le mélange peu commun du fusain et de l’encre produit une alchimie souvent fascinante, les plus belles planches, les plus propices à la rêverie étant, à mon sens, celles qui dépeignent un Paris nocturne fantomatique, baigné dans de riches ténèbres que troue le halo des phares et des réverbères.
Monozande propose comme un concentré de l’art de Khélif : seize petites planches avec, cette fois, le texte en regard, sur la « fausse page ». Trop petites, sans doute, pour nous permettre de goûter pleinement la beauté plastique des images, mais on apprécie le fait que, pour une fois, l’artiste ne s’attarde pas en chemin, ne dévie pas, racontant, avec une nudité implacable et bouleversante, comment N’Diko Monozande, citoyen du Congo, a vu, en 2008, son épouse et ses huit enfants assassinés par un groupe armé.