L’inauguration, le samedi 16 novembre, de la nouvelle exposition du Cartoonmuseum de Bâle me fournit l’occasion de consacrer un billet à une veine qui s’épanouit en terre germanique, sans guère avoir d’équivalent chez nous : le komische Kunst, dont Gerhard Glück, auquel cette rétrospective est consacrée pour ses 80 ans, est un des meilleurs représentants. Ses œuvres graphiques empruntent à la grande tradition du dessin d’humour leurs situations cocasses, insolites ou absurdes, en tout cas décalées, parfois aussi poétiques, oniriques ou mélancoliques, mais à la peinture leur facture léchée et chromatiquement subtile.
Il est vrai que l’appellation komische Kunst est souvent entendue dans une acception plus large : elle englobe alors toute expression artistique visant à produire un effet comique, qu’il s’agisse d’un tableau, d’un dessin d’humour, d’une sculpture grotesque ou d’une caricature. Et certes il est possible de dégager une généalogie de cet art humoristique : c’est celle qu’ont par exemple retracée les auteurs, réunis sous la direction de Roland Kanz, de l’ouvrage Das Komische in der Kunst (Böhlau, 2007). Selon les lieux d’exposition dédiés au komische Kunst(citons le Caricatura Museum Frankfurt – Museum für Komische Kunst, la Caricatura Galerie für Komische Kunst à Kassel, ou la galerie Das Skurrileum à Stralsund) ou qui l’accueillent plus occasionnellement (le Wilhelm-Busch Museum de Hanovre et, donc, la Cartoonmuseum de Bâle), la définition est plus ou moins large. Ainsi la Caricatura Galerie de Kassel se concentre-t-elle essentiellement sur le cartoon et le dessin de presse – dont le fer de lance, dans la presse d’outre-Rhin, est le magazine Titanic, publié depuis 1979.
Mais dans une acception plus restrictive, on désignera comme relevant du komische Kunst les œuvres qui utilisent un médium relevant des beaux-arts, en l’occurrence la peinture, à des fins peu académiques.
La série des 69 bustes grimaciers (appelés « têtes de caractère ») sculptés dans le marbre par Franz Xaver Messershmidt (1736-1783) en constitue un exemple resté fameux. Plus près de nous, on peut citer les portraits-charge peints de Sebastian Kruger, ou les caricatures politiques, elles aussi peintes, de l’Autrichien Gerhard Haderer. (Ce dernier est, avec Ernst Kahl et Rudi Hurzlmeier, l’un des trois artistes réunis dans le livre Die Komische Kunst, paru chez Lappan en 1997.) C’est à cette veine, celle du « gemalte bildwitz » (l’image drôle peinte) que se rattache Gerhard Glück, tout comme Bernd Pfarr (1958-2004, objet d’une monographie tout simplement intitulée… Komische Kunst, parue chez Kein & Aber, en 2003) ou encore Rold Tiemann.
L’œuvre de Gerhard Glück réunit deux traits fréquents dans le champ du komische Kunst : le détournement malicieux des maîtres de l’histoire de l’art (tel, pour ce qui le concerne, Cézanne, Van Gogh, Hopper, Munch et bien d’autres), et la confrontation des règnes humain et animal, embarqués dans une même folie douce.
On connaît un peu en France le travail du collectif d’artistes « interDuck » qui revisite depuis 1982 toute l’histoire mondiale de l’art, en créant peintures, sculptures, installations et faux en tous genres, dans lesquelles Mickey ou Donald se substituent aux personnages d’origine. J’avais moi-même intégré quatre de ses œuvres (une Mona Lisa d’après Léonard, une Baigneused’après Rembrandt, Duck drowning d’après Lichtenstein et Composition en jaune, bleu, noir, rouge et gris d’après Mondrian) dans mon exposition « Parodies », au musée de la Bande dessinée, en 2011.
(Je glisse ici un souvenir personnel. En 1994, je me trouvai au Wilhelm-Busch Museum de Hanovre le soir du vernissage d’une exposition des œuvres d’Ernst Kahl. Tout à coup, on demanda au public d’évacuer les salles et de se réfugier pour quelque temps au jardin. En cause : une peinture jugée offensante par l’évêque de la ville, qui exigeait son retrait. On y voyait une religieuse, dans sa chambre, en train d’enfiler un bas. Au-dessus de son lit se trouvait accroché un crucifix. Le Christ, louchant sur la cuisse dénudée, y arborait une splendide érection.)
L’humour germanique s’exporte assez mal, en général (contrairement à l’humour anglo-saxon), et il faut convenir que nombre d’œuvres relevant du komische Kunst peineront à dérider le public français. Sans préjuger de la qualité des travaux des uns et des autres, il me paraissait intéressant de pointer ce tropisme singulier, consistant, pour des fabricants d’images qui se veulent drôles, à emprunter une forme « noble ».
Qu’est-ce, exactement, qui les motive ? Est-ce ce la volonté de « démocratiser » le grand art, de le rendre accessible en l’ouvrant à l’anecdotique, à la dérision ? Est-ce, au contraire, le souhait de magnifier des productions habituellement regardées comme triviales ? Ou s’agit-il de flatter un public néophyte en lui donnant à bon compte l’illusion de s’intéresser aux choses de l’art ? La question reste ouverte.
[ L’exposition « Gerhard Glück. Das einfache Leben » (G.G. La vie simple) est à voir du 16 novembre 2024 au 9 mars 2025. ]