Jochen Gerner est un artiste difficile à classer, et il en va de même de ses livres. Il est symptomatique que, pour présenter RG (paru en 2016), son éditeur, L’Association, assure que c’est « à la fois un livre de création et un essai, une bande dessinée, un poème et un livre d’art ». L’œuvre du Nancéen se rencontre dans les librairies, dans la presse et dans les Salons d’art contemporain. Dans 9ème Art n° 15 (janvier 2009), répondant aux questions de Christian Rosset, il reconnaissait : « Je ne suis donc dans aucun lieu précis et je tiens à cette forme d’autonomie : l’alternance des projets, des supports, des temps de travail et des partenaires. (…) Je me sens de toute façon un peu étranger à tous les domaines que je côtoie. C’est-à-dire que je suis peut-être perçu comme un dessinateur de « bédé » par le monde de l’art, comme un « artiste » par le milieu de la bande dessinée, etc. Par nature, j’ai toujours eu le sentiment d’être perçu comme un étranger. Pour faire un parallèle pas si dénué de sens, je suis franco-allemand, ai la double nationalité : je suis un Allemand pour les Français, un Français pour les Allemands. »
Le dernier livre en date portant la signature de Gerner, paru le 18 octobre, s’intitule simplement Journal et a pour sous-titre Choses vues et dessinées (2019-2023). La période couverte par ce volume (sera-t-il suivi d’autres ?) a notamment été marquée par deux confinements, par quelques ennuis de santé et par l’expérience d’un commissariat d’exposition à Angoulême (« Plan A », au FRAC Poitou-Charentes, en 2020). Mais il rend principalement compte, sous une forme qui, pour être ramassée, n’en est pas moins très suggestive, de la vie quotidienne d’un créateur qui – « né trente ans jour pour jour après la découverte de la grotte de Lascaux » (p. 10) – se voue au dessin, et qui semble voir le monde à travers une sorte de filtre spécial qui le transforme en un réseau de lignes et de points.
L’intérêt de l’auteur pour l’ornithologie, la botanique, l’architecture, quelques escapades relevant du tourisme culturel, ses lectures et ses travaux, tels sont les principaux fils qui s’entrecroisent et forment la trame de ce journal.
Quand il dessine, Jochen Gerner procède presque toujours par séries : « Dessins d’emanata : pointillés de trajet, traits et spirales de vitesse, traits d’évaporation, pixels de soupir, gouttes de sueur, spirales d’accident, étoiles de choc, tirets de fatigue, nuage noir de colère, traits de clameur. » ; ou bien : « portraits de treize populistes européens » ; « treize vignettes pour exprimer l’idée du vivre ensemble » ; et encore : « une journée à dessiner les plus belles moustaches et barbes de l’histoire kurde ».
Il ne rend pas très explicite le fait que le choix de ses sujets répond le plus souvent à une commande, l’un de ses employeurs les plus réguliers étant l’hebdomadaire Le 1, dont chaque livraison aborde un sujet différent, de sorte qu’il lui faut se tenir prêt à tout dessiner, y compris des choses de nature à rendre notre homme perplexe : « Comment dessiner l’état de questionnement, le principe de radicalité en art ou la spécificité d’un bail emphytéotique ? » (p. 48). Ses contributions au journal dirigé par Éric Fottorino sont compilées dans la série de recueils intitulés Repères, chez Casterman, et forment une collection de « dessins pour comprendre le monde ». Son style, minimaliste et pictographique, ludique et cérébral, y démontre toute sa plasticité.
À l’instar d’un Georges Perec, Gerner témoigne d’un goût prononcé pour les listes. Ainsi celle-ci, hétéroclite, des « choses [qu’il] n’aime pas dessiner : soleils, ballons de sport, œufs, engrenages, plumes, ciseaux, notes de musique, instruments à cordes (guitares, contrebasses, violons et violoncelles), feuillages de carottes, feuilles de chêne, feuilles de schismatoglottis pulchra, pâquerettes, animaux mignons et escaliers à double révolution » (p. 27).
Ou celle-là : « Chaque auteur de bande dessinée possède son propre art de l’emballage de planches originales. Choses vues : carton à dessin, papier de soie, classeur en papier, carton épais, enveloppe fine, film bulle, pochette plastique, cellophane, papier journal, scotch large, agrafes. » (p. 41)
Gerner parle de son atelier comme d’un « laboratoire ». Il semble tiraillé entre deux pulsions qui semblent antinomiques : celle de tout dessiner (en une grande récapitulation encyclopédique) et, dans le même temps, celle d’en montrer le moins possible : d’où sa pratique du recouvrement qui fait disparaître des images, son désir d’« évoquer une ville sans la montrer » (p. 153) ou encore ce projet de livre : « dessiner un animal par des successions de détails et évocations formelles minimales (truffe, poils, patte, silhouette vague) sans jamais figurer précisément la bête. » (p. 134).
Il y a également chez l’artiste un critique qui sommeille. Son livre Contre la bande dessinée(L’Association, 2008), qui compilait des centaines de citations, en disait plus long sur la perception du neuvième art dans notre culture que bien des traités. Et le travail qu’il a entrepris plus récemment, sous le titre Lefranc-parler, qui consiste à prélever et illustrer des mots appartenant au lexique de l’album de Jacques Martin La Grande Menace, est plus qu’évocateur : il fait prendre conscience de l’imaginaire dans lequel baignait cette aventure parue en 1954, comme en témoigne cet échantillon : « OHÉ / OHÉ / Sapristi / Oh ! / Mon Dieu / Zut ! / Tonnerre ! / Que diable ?…. / OOOHHH !… / Attention ! / Dégage / gerbe de flamme. » (p. 22) La création est ici une forme de critique en acte.
[Jochen Gerner, Journal. Choses vues et dessinées (2019-2023), éditions B42 (Montreuil), 196 pages, 20 €. ISBN : 978-2-494983-22-9 ]