Il y a onze mois, j’ai fait mention ici de l’installation intitulée Planches que Benoît Jacques avait présentée en 2008 à Rennes et qui avait ensuite voyagé dans d’autres lieux, notamment à Angoulême, et j’en rappelais la description par l’artiste lui-même : « Il s’agit de 80 planches de bandes dessinées. Oui, mais des planches en bois, récupérées sur des palettes de livraisons de mes livres. Sur ces planches étroites, passée au latex blanc, des successions de “cases” ont été dessinées à la plume et à l’encre. Dans les phylactères, une graphie illisible laisse au regardeur le soin d’imaginer ce qu’ils racontent. »
Huit de ces planches littérales sont données à voir, depuis quelques mois, au Centre Georges Pompidou, plus précisément au 4e étage, celui du musée d’Art moderne, avec d’autres travaux du même dessinateur, sur papier et sur tissu, et en dialogue avec des œuvres de Jean Dubuffet. Encore le mot planche est-il inadéquat puisqu’il s’agit plutôt de strips ou, mieux encore, de bandes, oui, de bandes dessinées à l’encre de Chine sur des lattes de bois d’une longueur comprise entre 90 et 120 cm. Elles ne sont pas reproduites dans le catalogue La Bande dessinée au musée mais en voici une photo partielle, prise par votre serviteur.
J’ai toujours ressenti une forme de jubilation face au travail de Benoît Jacques. L (L’Association, 2010) est un chef-d’œuvre passé trop inaperçu et ses albums Jojo la plume (Benoît Jacques Books, 2017) et Comique Trip (Benoît Jacques Books, 2001) sont des merveilles de drôlerie, de finesse, d’inventivité. L’artiste belge conçoit la bande dessinée comme un « territoire d’exploration » et l’une des facéties dont il est coutumier consiste à placer à l’intérieur des bulles des contenus variés (dans Comique Trip : dialogue en caractères japonais ou en langue scandinave incompréhensibles pour le lecteur occidental, détails d’une carte routière, codes-barre, petites annonces, résultats boursiers, grilles d’échecs, portées musicales, notices de montage, gravures médiévales, etc.) ou des ratures illisibles, sans signification (comme François Ayroles a pu le faire, lui aussi, dans son livre Les Parleurs).
Ce qui est réjouissant, sur les « planches » visibles à Beaubourg, c’est que ces non-paroles sont toujours émises en situation, par des personnages qui ne sont pas seulement engagés dans un processus d’interlocution mais qui interagissent visiblement, pris dans une série de péripéties dont, comme lecteur/spectateur, on ne peut que chercher à décrypter la logique. Il se passe des choses, dans ces alignements de cases qui, si elles ne comprennent pas de décors, accueillent des événements : une pipe provoque un incendie, un personnage se prend un rocher sur la tête, un volatile se fait cribler de plomb.
Le fait que certaines de ces « planches » soient trouées, brûlées, maculées, ajoute au brouillage des repères : s’agirait-il de vestiges de quelque production ancienne, ayant subi les outrages du temps, de fragments sauvés d’un incendie ou retrouvés lors d’une campagne de fouilles et restaurés ? Dans cette hypothèse, l’inintelligibilité des dialogues pourrait s’expliquer par le fait que nous aurions affaire à une langue oubliée, devenue indéchiffrable.
Cette démarche consistant à fabriquer du faux ancien n’est pas sans rappeler une ancienne réalisation de Benoît Peeters et François Schuiten. Invités à concevoir l’exposition-spectacle qui inaugura le CNBDI (bâtiment Castro connu aujourd’hui sous le nom de « Vaisseau Moebius »), intitulée Le Musée des ombres, ils avaient conçu une scénographie évoquant « un musée qui aurait existé voici longtemps, qu’on aurait oublié et abandonné ». Dans la première salle se trouvaient accrochées de pseudo-vieilles planches de BD, brûlées, mitées, souillées de café ou même… déchirées en deux par une faille dans le mur. Un savoureux avertissement aux visiteurs précisait : « Un important effort d’imagination est nécessaire pour se représenter à partir de ces quelques planches ce que fut la bande dessinée. Né dans les dernières années du XIXe siècle, le neuvième art connut son apogée entre 1950 et 1985, puis disparut de la scène en l’espace de quelques années, n’étant plus prisé que par une minorité d’irréductibles. »