Dans le dernier livre publié par le regretté David Kunzle [https://www.thierry-groensteen.fr/index.php/2024/02/02/in-memoriam-david-kunzle/], Rebirth of the English Comic Strip. A kaleidoscope, 1847-1870 (University Press of Mississippi, 2021) est une mine de découvertes qui est, me semble-t-il, passée bien trop inaperçue.

C’est par Thierry Smolderen que Kunzle avait eu l’attention attirée sur la richesse méconnue de la production anglaise de récits dessinés au XIXe siècle. À la suite de quoi l’historien britannique avait conçu le projet de cette étude réparant les lacunes de sa monumentale History of the Comic Strip, dont le volume sur le siècle de Töpffer se focalisait principalement sur les artistes francophones et allemands.

Rebirth of the English Comic Strip ressuscite une foule de créations graphiques originales, par exemple les aventures de Peter Piper en Inde par John Tenniel (l’illustrateur d’Alice au pays des merveilles), et d’étonnantes planches de tératologie animale par George du Maurier. On découvre que la formule du cycle de gravures façon Hogarth n’a pas été abandonnée après les histoires en estampes töpffériennes, puisque Cruikshank en produit un nouveau l’année suivant le décès du Genevois (The Bottle). Et l’on apprend que la toute première bande dessinée publiée dans Punch fut, en janvier 1848, une parodie de la tapisserie de Bayeux, dessinée par Richard Doyle dans un style pseudo médiéval : Our Barry-eux Tapestry.

Mais la principale révélation apportée par Kunzle est l’existence d’un mensuel illustré éphémère (1847-1849) intitulé The Man in the Moon. Dans un siècle dominé par Punch, Judy et Fun, ce titre était tombé dans l’oubli alors qu’il a publié plusieurs récits en images du plus grand intérêt. Le Français Cham y a participé, mais c’est le duo constitué par Albert Richard Smith (romancier à succès, et co-rédacteur en chef du magazine) et Henry George Hine, peintre de paysages – nés respectivement en 1816 et 1811 – qui a laissé l’empreinte la plus forte. Ils furent les auteurs de plusieurs BD en collaboration, dont la plus significative, publiée en neuf livraisons dans les numéros d’avril à décembre 1847, avait pour titre Mr Crindle’s rapid career upon town. Elle est intégralement reproduite dans l’ouvrage de Kunzle (pages 57 à 65), qui ne montre malheureusement pas comment ces planches horizontales, constituées de deux bandes superposées, s’inséraient dans la maquette du Man in the Moon.

Smith & Hine, "Mr Crindle"

« Mr Crindle’s rapid career upon town », épisode 1

Le récit en lui-même ne présente que peu d’intérêt : c’est une suite échevelée de mésaventures invraisemblables subies par un personnage infatué et maladroit. Au bout du compte, il ne s’agissait que d’un rêve, et M. Crindle est rendu à ses études de droit, au terme desquelles il devient avocat, se marie et a beaucoup d’enfants. Ce qui retient l’attention, comme n’a pas manqué de le souligner Kunzle, c’est la variété des procédés de mise en scène et des figures de style : synecdoques, hyperboles, profondeur de champ, vues subjectives, variété des cadrages, etc.

À la lecture, on constate que c’est le texte qui reste aux commandes. Il peut se lire en continuité, indépendamment des images. Fréquemment une phrase est morcelée en deux ou trois fragments, accompagnés chacun d’une illustration. Il est vraisemblable que Hine, le dessinateur, se soit emparé du texte de Smith et ait lui-même procédé au découpage, en partant du principe que tout ce qui pouvait donner matière à une image devait être isolé et historié. C’est ainsi que l’on a une alternance de « plans » centrés sur le protagoniste, représenté en pied conformément à la règle suivie par Töpffer, de quelques plans plus larges (maison vue en coupe dans le deuxième épisode, promenade du parc vue en plongée, de très haut, dans le troisième…) et, surtout, de plans rapprochés isolant tel ou tel motif : une bouche d’égout, un cruchon, un rasoir, une main, un cadran de montre, une porte…, comme s’il convenait de nous mettre sous les yeux tous les objets évoqués en mots.

Smith & Hine, "Mr Crindle"

« Mr Crindle’s rapid career upon town », épisode 9

Ce recours au gros plan, à l’insert isolant un motif, Cham fut le premier à en user, et il n’est pas douteux que Hine ait subi l’influence du Français. (On trouve par exemple, dans l’histoire de Mr Barnabé Gogo (1841), une main tenant un dessin, un pot d’eau et un morceau de pain évoquant le repas du prisonnier, une main tournant une clé dans une serrure, un pli cacheté ou la pointe d’un pinceau s’approchant d’une feuille pour y déposer de l’aquarelle). Mais, suivant une partition immuable, Cham divisait ses planches en deux cases de mêmes dimensions, de sorte que des détails tels que ceux que je viens d’énumérer se trouvaient flotter dans des cadres trop grands, élevés à la dignité de moment narratif. tandis que Hine, lui, divise sa planche en une multitude de cadres de dimensions variables qui composent une sorte de mosaïque. On n’est pas encore dans une logique de montage précinématographique, où les plans auraient une valeur différentielle, mais bien dans une conception du récit dessiné qui ne connaît pas le vide et dans lequel (un peu à la manière des syllabes d’un rébus) chaque élément monte à la surface à point nommé pour être mis sous les yeux du lecteur.

Il faudrait une étude d’ensemble pour montrer comment l’héritage töpfférien se ramifia et s’enrichit très précocément, fût-ce, parfois, pour explorer des voies sans issue.