Depuis le mois de juin, le musée de la bande dessinée d’Angoulême, ayant démonté son exposition permanente (voir https://www.thierry-groensteen.fr/index.php/2024/02/26/musees-du-manga-musee-dangouleme/), en propose une version réduite sous la forme d’un parcours à travers une demi-douzaine de salles rassemblant les « Trésors de la collection ». L’entrée en a plaisamment été mise en scène sous l’aspect d’une porte de coffre-fort, manière d’avertir : attention, tout ce que vous allez voir est de la valeur la plus rare.

(Photo Thierry Groensteen)

Les espaces ont été définis sur la base d’affinités stylistiques, définissant autant d’écoles graphiques supposées. Évidemment, un certain arbitraire préside à cette répartition, et la nécessité de trouver une place à chacun conduit à donner aux catégories proposées une acception assez large. Ainsi la première salle, baptisée « Le Style académique », met en exergue Alex Raymond, Harold Foster et Burne Hogarth, qui auraient, explique le texte de salle, « introduit dans la bande dessinée certaines des règles et techniques du dessin d’illustration académique », mais elle accueille aussi Annie Goetzinger et François Bourgeon. De plus, les catégories ne sont pas exclusives, puisque Paul Gillon, lui aussi présent à l’enseigne du « Style académique » avec une planche de Capitaine Cormoran, se retrouve plus loin dans la salle dédiée au « Clair-obscur », pour Fils de Chine. Et certes il a des titres à figurer dans l’une comme dans l’autre.

S’agissant du Clair-obscur, le maître désigné est ici Milton Caniff. Malheureusement il n’est représenté que par deux strips dans lesquels cette dimension de son art apparaît peu.

Les classifications semblent perdre toute pertinence quand on découvre George Herriman dans la salle du « style Gros Nez », quelque part entre Jacovitti et Cestac. Et l’on ne peut qu’être interloqué quand, au sortir d’une salle « Ligne claire », on trouve une double page de son saint patron, Hergé (provenant de l’épisode des Cigares du pharaon), au centre de la suivante, qui réunit les « Inclassables » ! On croit avoir la berlue, ou du « shimmy dans la vision ».

Il n’est fait aucune référence aux mangas, et donc moins encore à un hypothétique « style mangas ». Pourtant un mur leur est consacré, avec pas moins de sept originaux d’artistes différents (parmi eux Hirata, Kojima, Maruo et Yokoyama). Il faut se pencher sur les cartels pour vérifier ce qu’évidemment je ne pouvais ignorer, que ces planches n’appartiennent pas au musée mais proviennent de la collection de MEL Publisher, autrement dit de Michel-Édouard Leclerc. Il est pour le moins curieux que le musée, quand il prétend exposer les trésors de sa collection, fasse appel à un collectionneur privé pour suppléer aux manques de celles-ci. Sans doute a-t-on pensé que l’absence de mangas seraient reprochée par les visiteurs. Mais il est encore plus étrange que les planches des mangakas soient présentées, sans autre explication, dans la salle dédiée au « Croquis ».

Il n’est peut-être pas présomptueux de ma part d’imaginer que les concepteurs de cette exposition se sont inspirés du chapitre conclusif de mon livre La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres, aujourd’hui épuisé, qui tint lieu durant quelques années de catalogue du musée, chapitre qui s’intitulait « Les Maîtres du trait ». J’y décrivais en effet quatre « familles » de dessinateurs, dont le travail pouvait se ranger derrière les appellations de style « gros nez », style académique, ligne claire et clair-obscur. Mais je n’essentialisais pas ces catégories, cherchant plutôt à montrer comment elles se déclinaient dans toutes sortes d’incarnations singulières ; je précisais qu’à elles quatre, elles étaient « loin d’épuiser la palette de styles qu’offre le Neuvième Art » et l’idée ne me serait pas venue de ventiler l’ensemble de la collection dans un petit nombre de catégories stylistiques étiquetées.

Beaucoup d’autres appellations se rencontrent dans le milieu et auraient pu faire l’objet de présentations spécifiques, par exemple : réalisme, semi-humoristique, gekiga, ligne crade, couleur directe, « style atome » ou encore créations numériques. Il n’est donc pas surprenant que l’une des salles ait eu pour mission d’accueillir les so called « Inclassables » (parmi lesquels je note une forte présence d’artistes relevant d’une veine post-underground).

En dépit des réserves exprimées ci-dessus, on ne peut qu’être heureux, bien sûr, que les collections du musée soient montrées, ce qui est proprement leur vocation. Ce format d’exposition est censée durer deux ans. Il sera donc procédé à des rotations des œuvres présentées. On ne saurait assez recommander cette sélection initiale, pour laquelle l’établissement a tiré quelques-unes de ses plus belles cartouches (je pense notamment aux planches de Hogarth, Devil, Hergé, Pratt, Forest, Uderzo ou Floc’h).

 

[Image du bandeau titre : vue partielle de la salle « Ligne claire »]