Figure majeure de l’art sud-africain, dessinatrice hors pair, Diane Victor est à l’honneur en France à travers une double exposition. Jusqu’au 11 novembre 2024, on peut voir au musée du Dessin et de l’Estampe originale (qui se trouve à Gravelines, dans les Hauts-de-France) une superbe rétrospective de son travail depuis quarante ans, sous le titre Les raisons de la colère. À moins d’une demi-heure de là, au LAAC de Dunkerque, un accrochage complémentaire réunit quelques grands formats, dont une œuvre tissée, et des dessins sur verre.
Alors que j’avais décidé de consacrer une double page à l’une de ses œuvres dans mon livre sur l’art animalier (Belles Bêtes, Nouvelles éditions Scala, 2023), j’ai eu le privilège de rencontrer Diane Victor l’année dernière, quand j’ai appris qu’elle passe désormais ses étés en Charente limousine, dans une petite maison qu’elle s’est achetée, à proximité immédiate de l’atelier Le Grand Village, de Massignac, où elle venait déjà régulièrement travailler en résidence.
Souvent provocant, voire dérangeant, le travail de Diane Victor procède d’une volonté de réagir aux injustices et aux maux endémiques qui gangrènent non seulement son pays mais le monde entier : la violence (notamment lorsqu’elle s’exerce sur les femmes, les enfants ou les migrants), la corruption, les inégalités criantes. Elle dessine au fusain, à la cendre, à la fumée, pratique la lithographie, l’eau-forte, la pointe sèche et toutes les techniques de l’estampe.
Toujours en noir et blanc, les images qu’elle produit sont généralement d’une grande densité, traversées de références aux artistes du passé qu’elle admire, tels Goya ou Brueghel, aux textes sacrés, à l’actualité, ainsi que d’éléments autobiographiques. Toutefois, par exception à cette esthétique de la condensation d’un propos complexe, Diane Victor – qui connaît le travail du groupe Bitterkomix – a fait à deux reprises un pas de côté en direction de la bande dessinée, décomposant son sujet de manière analytique à travers un récit séquentiel.
Je fais référence à Punching Judy – A Tragic Comedy (2018) et à Graphic – to be continued (2005-2010), toutes deux combinant eau-forte et aquatinte.
Punch et Judy est un spectacle de marionnettes très populaire aux Royaume-Uni, l’équivalent de notre Guignol. Ses origines remontent au XVIIe siècle et les personnages sont inspirés de la commedia dell’arte. Judy est la femme de Punch. Ce dernier, bossu habillé en bouffon, devint la mascotte et l’emblème du magazine satirique illustré Punch quand celui-ci fut créé en 1841. Quantité de dessinateurs le représentèrent, et les amateurs de BD ont peut-être en mémoire l’album Mr Punch écrit par Neil Gaiman et dessiné par Dave McKean (édition française : Reporter, 1997, puis Urban Comics, 2017).
Dans l’estampe de Diane Victor, on ne reconnaît pas le profil caractéristique de Punch (son nez crochu touchant presque son menton). On l’identifie à son bâton emblématique, tandis que son épouse Judy, elle, est reconnaissable à sa charlotte. Ce que l’artiste conserve du script du puttet show, c’est la violence, le drame familial dans lequel on se frappe et on s’entretue allègrement. Elle dénonce un spectacle absurde, qui invite à rire des voies de fait perpétrées sur femme et enfant. La phrase fétiche de Punch, « That’s the way you do it », qui clôt la séquence, résonne de façon cynique et macabre. Je n’entrerai pas ici dans le détail des scènes qui composent la planche et me contenterai de faire remarquer la liberté avec laquelle elle use du dispositif tabulaire, jouant de l’incrustation et du franchissement des cadres pour dynamiser la composition.
Graphic – to be continued est la 22e planche d’une série entamée depuis 2010, Disasters of peace. Ces « désastres de la paix » répondent explicitement aux 82 gravures de Goya constituant le célèbre cycle des Désastres de la guerre. Diane Victor y montre que la violence des périodes réputées de paix n’a pas grand-chose à envier à celle des conflits armés. Chaque planche témoigne d’une atrocité politique ou sociale auxquels les médias ont accordé leur attention avant de s’en détourner rapidement. Ici, il s’agit de l’enlèvement et du meurtre de la petite Kayla Rawstone, de sa mère Jeanine et sa grand-mère Hester. Comme le montre la deuxième case, très étroite, la famille fêtait le premier anniversaire de la fillette dans un restaurant de Sunnyside, faubourg de Pretoria. Ce triple meurtre avait profondément choqué l’opinion publique en Afrique du sud. L’agresseur, William Kekana, 19 ans, fut arrêté le 13 août 2003 et déclara avoir agi au nom de l’apartheid. Diane Victor représente une chaîne de violence qui n’est pas prête de s’arrêter (to be continued).
On aura compris, rien que sur ces deux exemples, que Les Raisons de la colère est un excellent titre pour résumer l’œuvre d’une artiste qui crée en réaction à tout ce qui l’indigne.
Pour mieux connaître son travail, je recommande la très belle monographie Diane Victor, Estampes, Dessins, Suie, parue en 2023 aux éditions Mare & Martin (ISBN : 9782362220807).