L’homme inventa le vide et la femme le peupla

Maurice Henry encore. Dans ce dessin des années cinquante, deux femmes avenantes, l’une blonde et l’autre brune, ne demandent pas mieux que de partager leur îlot avec le naufragé qui vient de s’y échouer (ou sont-ils arrivés sur le même radeau ?). Mais lui de monter le plus haut possible dans le palmier pour échapper à leurs avances, qui le terrifient. Il n’est visiblement pas taillé pour chanter la chanson d’Henri Salvador Dans mon île / Ah comme il fait doux / Bien tranquille / Près de ma doudou (…) Et nous jouons au jeu d’Adam et Eve / Jeu facile / Qu’ils nous ont appris…

dessin de Maurice Henry

En effet, la promiscuité forcée avec l’autre sexe n’est pas du goût de tous. Du moins pas sans certaines précautions. Dans un dessin de Sunil Agarwal (dessinateur pour le Times indien) et Ian Baker, le premier réflexe du naufragé, à l’instant où une jeune femme en bikini sort de l’onde pour le rejoindre, est de lui demander : « Avez-vous fait le test ? » Ainsi l’actualité (celle des années Sida) s’invite-t-elle jusque sur les rochers perdus.

La vérité est que l’îlot désert est un monde en miniature. Comme chez McDonald’s, on y vient comme on est, c’est-à-dire que l’on y apporte ses peurs, ses doutes, ses croyances, ses bonnes et ses mauvaises manières.

Et de même le radeau. Dans la bande quotidienne du Professeur Nimbus, par André Daix, parue le 23 septembre 1938, composée d’une seule image panoramique, on voit le professeur endimanché, un bouquet de fleurs à la main, frapper à une porte derrière laquelle une accorte jeune femme attend languissamment. L’incongruité de la scène est qu’elle ne se déroule pas sur le palier de quelque immeuble d’habitation, mais bien sur un radeau d’environ 6 m2. Nimbus n’a pas l’air d’en être conscient, lui qui joue son rôle de soupirant comme si de rien n’était. Mais que fait là cette porte, qui sépare matériellement et symboliquement les deux sexes ?

Les cartoonists argentins n’ont pas été en reste sur leurs collègues français, s’agissant de creuser le filon de l’île déserte. Une planche muette de Quino (1932-2020) qui se présente sous la forme d’un gaufrier de dix cases raconte l’arrivée, en équilibre sur trois planches, d’une jeune femme court vêtue, sur un rocher minuscule où l’attend un naufragé. Ils se prennent par la main, se rapprochent, s’agenouillent face à face et, au moment où l’on ne doute pas qu’ils vont « jouer au jeu d’Adam et Eve », un comité de censure constitué de deux vieillards intervient pour masquer les images en punaisant par-dessus d’autres images déroulant une anecdote inoffensive (la planche figure dans le recueil The World of Quino, Henry Holt & Co, 1986).

Son compatriote et contemporain Mordillo (1932-2019) s’est montré particulièrement intéressé par le sujet – j’y reviendrai plus longuement dans le prochain épisode de ce feuilleton.

L’un de ses innombrables naufragés effeuille son palmier comme il ferait d’une marguerite (je t’aime, un peu, beaucoup…) puis en rabote le tronc au moyen d’une lime, jusqu’à le réduire à une minuscule protubérance au sommet de son îlot hémisphérique. Une petite touche de peinture rose et l’illusion est parfaite : il vivra désormais sur un sein géant qui, à n’en pas douter, sera pour lui le plus doux des séjours…

planche tirée de l'album de Mordillo "Lovestory"

Planche tirée de l’album « Lovestory », Glénat, 1999

(à suivre)