Le bonheur est sous le palmier
Dans son petit livre sur Le Dessin d’humour (Point Virgule, 1992), Michel Ragon écrivait page 166 : « Maurice Henry, qui a dessiné beaucoup d’îles désertes, me disait qu’il pourrait trouver un gag nouveau sur ce thème chaque semaine s’il le fallait. Bosc en a imaginé vingt-cinq : les scaphandriers qui passent sur un îlot puis replongent dans la mer, le mari auquel on parachute une croix de guerre, les naufragés qui défilent avec une pancarte “pain”, ceux qui commencent à construire un pont dans la mer avec quelques arbres de l’île, le naufragé qui creuse une piscine au milieu de son îlot, etc. »
Dans les etc., je retiens pour ma part l’homme qui abat tous les palmiers de son île (car le naufragé a toujours une hache, qui lui est tombée du ciel sans doute !) pour construire une réplique en bois de la Tour Eiffel.
En effet, le propre du naufragé est d’être ingénieux et habile de ses mains, et le propre du palmier est de se prêter à tous les usages. Chez Jean-Loïc Bélom, il se courbe et sert de cadre à une harpe aux dimensions de l’îlot tout entier, et il ne faut rien à notre naufragé que sa musique pour le rendre heureux.
Une variante du type qui se creuse une piscine : celui qui se construit un plongeoir. On trouve l’idée, notamment, chez le mémorable Max l’explorateur de Guy Bara. Fidèle au format strip, le dessinateur la décompose en trois images. La dernière montre un Max ravi (ne voulant pas se montrer nu, il a troqué son sempiternel costume d’explorateur pour un maillot de bain et même… un bonnet !), et son sourire fait écho à la béatitude du naufragé musicien de Bélom. Répétant, à leur manière, qu’il faut cultiver son jardin, les dessinateurs d’îles désertes ont été nombreux à suggérer que le bonheur dépend de peu de chose et est à notre portée, même dans le dénuement.
C’est, en filigrane, ce que l’on peut lire – en plus d’une satire de l’instinct de possession – dans les dessins de Maurice Henry montrant un homme qui, sitôt installé sur son îlot, le déclare sa propriété exclusive. On voit bien qu’il entend revendiquer son petit (tout petit) coin de paradis. Peut-être n’a-t-il jamais rien possédé en propre au cours de son existence. Grâce au naufrage, le voici enfin maître chez lui ! Henry a décliné l’idée en trois dessins et en un seul.
Michel Ragon citait à juste raison Maurice Henry comme l’un des « spécialistes » de l’île déserte. Proche des surréalistes, membre du Grand Jeu, l’artiste remit maintes et maintes fois ce thème sur le métier, notamment dans les gags sans paroles qu’il donna au Figaro entre 1956 et 1960 (ils ont été rassemblés dans un petit volume tout en longueur par les musées de la ville de Strasbourg en 2021 sous le titre Rêves et culbutes).
En voici un autre. Le naufragé est sur le point d’être secouru (après combien de temps ? l’histoire ne le dit pas). Mais dans le canot qui le ramène vers un bateau et vers la société des hommes, il regrette déjà sa solitude, assourdi par le bavardage intempestif de ses sauveurs.
Puisqu’on vous dit que le bonheur, le vrai, est sous le palmier !
(à suivre)