(1) Il n’est pas bon que l’homme soit seul

Le motif du naufragé sur son île déserte, le plus souvent réduite à un rocher ou une petite éminence sableuse surmonté.e d’un unique palmier, est de ceux que les dessinateurs d’humour ne se lassent pas de reprendre pour broder de nouvelles variations. Il paraît inépuisable, et cette fécondité même ne laisse pas d’être surprenante. En effet, il n’y a rien qui paraisse plus mince a priori que ce sujet-là : que peut-il arriver à un personnage solitaire, assigné à résidence, sans possibilité d’action ni, moins encore, d’interaction ? Toute l’ingéniosité des humoristes du crayon sera de transformer cette situation bloquée en une amorce de récit, d’y introduire de l’inattendu et de la dramaturgie.

J’entreprends ici un feuilleton estival au cours duquel j’examinerai comment s’y sont pris quelques-uns d’entre eux parmi les plus inspirés. Après tout, l’océan et le palmier étant associés à l’idée de vacances, l’île déserte est un sujet de saison.

Dessin trouvé sur internet

Commençons par observer que le naufragé se décline presque toujours au masculin. Doit-on penser que le masculin, comme il l’a longtemps fait dans notre grammaire, vaut ici comme genre non marqué, comme neutre, et représente l’humaine condition ? Je crois plutôt à d’autres raisons. Il y a d’abord le fait que les artistes que j’évoquerai sont eux-mêmes tous des hommes, de sorte qu’il leur est peut-être plus naturel, intuitivement, de projeter un individu de leur propre sexe dans la condition de naufragé. Le poids de la tradition littéraire, avec ses naufragés célèbres, de Robinson Crusoé aux protagonistes de L’Île mystérieuse, n’est sans doute pas non plus à négliger. Enfin, notre naufragé sera plus souvent qu’à son tour confronté à deux thèmes majeurs et récurrents : son ingéniosité technique et son habileté manuelle, en un mot son industrie, d’une part, la solitude et l’abstinence sexuelle, d’autre part – deux thèmes que les dessinateurs, à tort ou à raison, ont sans doute tendance à se représenter comme renvoyant plus naturellement à la condition masculine.

Mais en vérité, à rebours de l’idée reçue, dans le monde du cartoon le naufragé est souvent accompagné, rejoint voire harcelé par une ou plusieurs personnes du beau sexe (comme on disait naguère).

Cette page parue dans le mensuel Blagues en février 1954 en fait foi, en même temps qu’elle témoigne de l’empreinte de notre motif sur les revues humoristiques de cette époque, qui n’hésitaient pas à lui consacrer des pages entières (à l’île déserte ou à cette autre déclinaison d’une situation finalement très semblable : le radeau).

Dans ces mêmes années cinquante, Mose représente un couple qui se tient caché derrière son palmier, pour éviter d’être vu depuis le navire qui passe non loin. Manifestement cet homme et cette femme ne souhaitent pas être recueillis, et l’on comprend que ce rocher désertique leur est un paradis, car ils y sont tous les deux ensemble.

Mose, À la mer

Reprise du dessin évoqué, en couleur, dans le recueil « À la mer » (Le Cherche-Midi, 1992).

 

Nous verrons d’autres exemples de couples et de rapports de séduction entre homme et femme. Reste que, le plus souvent, le naufragé est seul, et il n’espère qu’une chose, c’est de ne pas le rester.

Chaval a dessiné un naufragé qui, seul sur un talus fleuri, s’est confectionné un bouquet, et qui scrute l’horizon en espérant en voir surgir la belle à laquelle il pourra l’offrir en cadeau de bienvenue.

Tandis qu’un autre dessin de Mose (également dans À la mer) montre un de ses « collègues » ayant, entre son palmier et une pagaie plantée à la verticale, déployé une banderole déclinant un message de bienvenue en plusieurs langues. La mer d’huile qui s’étend de tous côtés autour de lui rend pourtant l’hypothèse d’un visiteur ou d’une visiteuse bien hypothétique.

Dessin de Mose

On le voit, si, chez Defoe, Robinson avait d’abord appelé son île Despair Island, nos naufragés graphiques s’abandonnent rarement à la désespérance et, s’il y a une chose qui, contre toute raison, semble les tenir en vie, c’est bien une forme d’optimisme indécrottable.

(à suivre)