La contribution des femmes à l’histoire de la bande dessinée est de mieux en mieux documentée, grâce aux recherches conduites par Trina Robbins, Jessica Kohn et quelques autres. Voici une nouvelle avancée, sous la forme d’un ouvrage collectif dirigé par Marys Renné Hertiman et Camille de Singly, qui a pour titre Construire un matrimoine de la bande dessinée(matrimoine s’opposant à patrimoine comme matriarcat à patriarcat ; le terme revêt désormais une dimension politique). Mais ce copieux volume, publié à Dijon aux Presses du Réel, en partenariat avec l’Université Paris 8, fait davantage. En effet, si la première partie s’attache à reconstituer une généalogie, la deuxième s’intéresse aux résistances et représentations, et la troisième à l’organisation de la communauté des créatrices en collectif.
Au fil des textes, les lecteurs découvriront des dessinatrices américaines, québécoises, espagnoles, brésiliennes ou allemandes peu connues jusqu’ici sous nos latitudes. (Certaines références demandent toutefois à être vérifiées ; ainsi je n’ai, pour ma part, pu trouver sur Gallica aucune trace de la bande dessinée de Gerda Wegener mentionnée p. 99, qui aurait paru dans Le Rire le 15 juillet 1915, d’autant moins qu’aucun numéro de la célèbre revue n’est sorti à cette date…)
M’ont particulièrement intéressé, 1° l’article portant sur la dessinatrice barcelonaise Núria Pompeia (1931-2016), laquelle, non contente d’avoir publié six albums (dont le premier, Maternasis, avait connu une édition française confidentielle, dès 1967, chez Pierre Tisné, un éditeur spécialisé dans les ouvrages d’art), a signé quantité d’affiches, un recueil de nouvelles et deux romans, et qui avait connu une notoriété importante dans les milieux féministes à partir des années 1970 ; ainsi que, 2° l’étude d’Hélène Tison sur deux « gouines en colère », Hothead Paisan et Bitchy Butch. Ces deux personnages excessifs et provocateurs ont été créés respectivement par les autrices américaines Diane DiMassa et Roberta Gregory. Bitchy Butch est le pendant lesbien de Bitchy Bitch, créée quelques années plus tôt, qui était déjà une caricature – souvent très drôle – de femme hargneuse, névrosée et sexuellement frustrée. Bitchy Butch et Hothead, elles, vomissent l’hétérosexualité. Comme l’écrit Hélène Tison, elles se caractérisent par leur « exécration des hommes et des normes de genre » tout en éprouvant souvent « une profonde haine de soi et un sentiment d’impuissance paralysant ». La bande dessinée a rarement été aussi loin dans l’expression d’une violence mentale et comportementale qu’avec ces deux personnages (qui, bien sûr, est supposée répondre à la violence d’un monde patriarcal misogyne et homophobe), et il est peu surprenant que les autrices se soient « parfois senties dépassées par ces créatures indisciplinées » (p. 186). Elles sont, à présent, entrées dans l’histoire des mœurs et des représentations.
Que certaines femmes, parmi les créatrices de bande dessinée notamment, puissent faire peur, n’est-ce pas ce que rappelle ironiquement le titre de l’exposition rétrospective actuellement visible à Nice, à la Villa Arson, Qui a peur de Chantal Montellier ? (du 1er mars au 25 août 2024)
J’aimerais souligner un point non abordé dans Construire un matrimoine : le fait que, de plus en plus, et c’est heureux, les œuvres de femmes bénéficient de la part des éditeurs du même travail de reconnaissance et de valorisation « patrimoniale » (si l’on ose encore employer ce mot) que leurs collègues masculins.
Ainsi Geneviève Castrée, décédée d’un cancer en 2016, à l’âge de 35 ans, femme aux talents multiples, connue seulement d’un petit cercle de lecteurs pour ses ouvrages Susceptible(L’Apocalypse, 2012) et Une bulle (La Pastèque, 2018 ; achevé par Anders Nilsen), a vu un magnifique volume relié, de grand format, recueillir ses Complete Works 1981-2016, chez Drawn & Quarterly, en 2022.
La mémoire du travail de Jo Manix (Joëlle Guillevic, dite), décédée en 2001 au même âge précoce, a été préservée grâce à FLBLB qui a publié l’intégralité de son Journal, en deux volumes (2009 et 2015). Et j’ai également à l’esprit le magnifique travail de Cornélius dédié à Nicole Claveloux (laquelle, ainsi remise en selle, travaille en ce moment sur la réalisation d’un album inédit), le Melody de Sylvie Rancourt chez Ego comme X ou encore le MaxiPlotte de l’Association rassemblant le meilleur des œuvres de Julie Doucet.