En ce mois de juin 2024, le n° 155 du magazine Strapazin fête les quarante ans d’existence du titre. Belle longévité pour ce trimestriel publié à Zürich quatre fois par an, et reconnu dans toute l’Europe pour la grande pertinence de ses choix artistiques et éditoriaux. À l’exception d’Anna Sommer et Thomas Ott, on connaît encore trop peu en terre francophone les dessinateurs issus de la Suisse alémanique, qui est pourtant une pépinière de talents.

Avec un mois d’avance, l’équipe de Strapazin avait déjà célébré son jubilée au Comic-Salon d’Erlangen (la plus importante manifestation de BD en Allemagne, qui existe elle aussi depuis 40 ans) en mai.

Strapazin se distingue notamment des autres magazines de création sous deux aspects : 1° les publicités des annonceurs (qui permettent la survie du titre, dont les ventes se sont érodées pour s’établir actuellement aux environs de 1500 exemplaires) sont toutes dessinées par des artistes maison ; 2° un thème spécifique est proposé pour chaque numéro, développé aussi bien dans la partie rédactionnelle qu’à travers les planches créées pour l’occasion. C’est ainsi que le n° 152 était consacré aux réalités augmentées, le n° 48 à l’Ukraine, le n° 143 à la non-fiction, le n° 139 à la pandémie de Covid, tandis que le n° 140 ouvrait ses pages aux auteurs québécois.

Je m’attarderai ici sur le n° 153 (décembre 2023), qui – sous une couverture malheureusement assez laide – s’intéressait à sept des librairies de bande dessinée les plus renommées d’Europe : Lambiek, à Amsterdam (la doyenne, fondée en 1968), Papiers Gras, à Genève (1981), Super Héros, à Paris (1982), Comix Shop, à Bâle (1983), Modern Graphics, à Berlin (1991), Het Besloten Land, à Leuven (1996), Strips & Stories, à Hambourg (2010). Naturellement, d’autres adresses mythiques manquent à l’appel, comme The Skull, à Bruxelles (1970), Expérience, à Lyon (1973), Continuarà Comics, à Barcelone (1980), ou Alessandro Distribuzione, à Bologne (1981), pour ne citer que celles-là. Mais la sélection est de qualité et le numéro donne très envie d’aller pousser les portes de ces lieux de culte tenus par des passionnés.

Pour chacune des sept librairies retenues, un article en retrace l’histoire et en pointe les atouts (emplacement, imports, raretés, fréquence des événements, etc.), tandis que deux dessinateurs ou dessinatrices dépêché.e.s sur place livrent leurs impressions et recueillent la parole des employés sous la forme de reportages graphiques. L’ensemble constitue un bel hommage à une profession, en même temps qu’une invitation au tourisme bédéphilique.

Le numéro suivant (n° 154, mars 2024) était, lui, consacré à la bande dessinée arabe. Faisant suite à l’exposition présentée en 2018 à la Cité de la bande dessinée et de l’image, qu’accompagnait un recueil d’histoires courtes édité par Actes Sud (La Nouvelle Bande dessinée arabe, ISBN : 978-2-330-08670-1), ce numéro conçu par Christoph Schuler nous fait découvrir une série de dessinateurs et dessinatrices originaires de Palestine, d’Egypte, d’Algérie ou du Maroc, très au point pour la plupart et dont le propos s’assume d’emblée comme politique et/ou féministe.

Je retiendrai ici la facétieuse et provocante contribution de l’Algérien Salim Zerrouki, dont les deux bandes dessinées publiées à ce jour s’intitulent Comment se débarrasser de nous pour un monde meilleur (2018) et Comment réussir sa migration clandestine (2021, coédité par Lalla Hadria Editions et Encre de Nuit). Sa contribution à Strapazin fait écho à ce dernier ouvrage. Derrière une couverture pastichant les albums de Tintin et Milou, on attend l’aventure annoncée sous le titre Mouloud in Europa, mais celle-ci tourne court dès la première case, le héros se voyant refuser son visa d’entrée dans l’espace Schengen. Il ne reste au lecteur qu’à imaginer les péripéties qui l’y attendaient, matérialisées par une suite de cadres vides.