« Formidable ! », « Magique ! », « Exceptionnel ! », « Monumental ! »… telles sont quelques-unes des appréciations entendues mardi dernier, lors du vernissage de l’exposition de 1100 m2 dont je suis, avec Lucas Hureau, l’un des deux conseillers scientifiques, aux côtés des deux commissaires Anne Lemonnier et Emmanuèle Payen (il s’est agi, en vérité, d’un commissariat à quatre, mais le Centre Pompidou ne reconnaît pas le titre de commissaire associé ou invité, seuls les agents de l’établissement peuvent y prétendre. Je ne trouve pas cela très juste mais c’est ainsi…).
Le ban et l’arrière-ban de la profession étaient présents lors de cet événement, y compris des artistes étrangers comme Chris Ware, Art Spiegelman (le second avait remis sa médaille des Chevalier des Arts et Lettres au premier plus tôt dans l’après-midi), Richard McGuire, Gabriella Giandelli, Anna Sommer ou encore Ulli Lust. Ils sont 128 à être réunis sur les cimaises, dont 27 femmes. Il y a, bien sûr, beaucoup d’absents, car aucune exposition ne peut accueillir tout le monde ; il s’agit, forcément, d’une proposition, subjective (mais dans le cas d’espèce les décisions furent le résultat de discussions acharnées entre quatre subjectivités), et largement tributaire des choix d’organisation du parcours, que nous avons structuré en douze thèmes. Ainsi, il n’y a pas de salle sur le western, la ligne claire, la BD animalière ou celle destinée à l’enfance ; si elles avaient existé, la liste des artistes présentés en aurait évidemment été modifiée.
Deux dessinateurs présents m’ont interpellé, mécontents de ne pas y figurer. Quelques éditeurs aussi nous ont fait savoir qu’ils regrettaient l’absence de tel(s) ou tel(s) auteur(s) maison. Je comprends leur déception, exacerbée par le poids symbolique de cette exposition, qui n’échappera à personne : c’est la première fois qu’une institution aussi prestigieuse célèbre la bande dessinée sur une telle échelle et avec un tel engagement. Accessoirement, c’est aussi la première exposition, à ma connaissance, dans laquelle se trouvent confrontées, à travers un choix de planches exceptionnelles, trois grandes traditions : les comics nord-américains, les mangas, et la bande dessinée européenne.
Bien évidemment, j’ai moi-même quelques regrets (Cabu, Jacobs, Gipi, Masse, Mark Beyer, David Mazzuchelli, BitterKomix… et bien d’autres encore – pour ne rien dire des créateurs dont j’ai été l’éditeur, comme Jens Harder, Olivier Schrauwen, Barbara Yelin ou Grouazel & Locard… Je pourrais égrener ici plusieurs dizaines de noms, de quoi concevoir une deuxième exposition).
Spiegelman, qui s’était élevé jadis contre la place faite aux comics dans l’exposition High & low : modern art and popular culture au MoMA, se réjouissait : « C’est la première fois que la bande dessinée est montrée sans condescendance ou sans un lourd appareillage didactique ! » Et plusieurs journalistes étrangers qui m’ont interrogé s’émerveillaient de la considération accordée au « neuvième art » en France, doutant qu’une telle célébration puisse jamais avoir lieu chez eux.
De fait, le Centre Pompidou accueille et fête la bande dessinée comme si la question de la légitimité artistique n’avait plus lieu d’être, ne devait plus être posée. Et c’est peut-être d’abord en cela que cette exposition marque un tournant historique.
Car c’est bien ce postulat qui justifie l’initiative audacieuse de confronter, au 5ème étage du Centre, au sein du parcours permanent du musée d’Art moderne, à travers une série de « contrepoints » et de « dialogues », des œuvres majeures de la collection permanente avec des planches ou dessins de créateurs de bande dessinée. Œuvres revisitées ou questionnées, hommages et appropriations, mais aussi simple jeu de correspondances, communauté d’inspiration, « rapprochements plus secrets » (j’emprunte ces derniers mots au catalogue La Bande dessinée au Musée). Mardi soir, d’être accroché aux cimaises de ce temple de l’art face à Jean Dubuffet, Benoît Jacques avait les larmes aux yeux.
Rarement vernissage fut une telle fête !
Et pour ma part, bien qu’habitué à ce miracle, je n’en finis pas de m’émerveiller de ce qu’un projet de cette ampleur, seize mois seulement après la toute première réunion où il m’a été présenté, encore sans contenu ni concept (il s’agissait seulement alors de présenter « une grande exposition sur la bande dessinée » en galerie 2), après tous les échanges, toutes les réunions, tous les aléas qui se sont succédés, les bonnes et les mauvaises surprises auxquelles nous avons dû faire face, soit devenu réalité.
(Les expositions de la manifestation « La BD à tous les étages » sont à voir au Centre Pompidou jusqu’au 4 novembre.)