Nancy a sa place au panthéon des personnages de comics, aux côtés de Charlie Brown, de Krazy Kat et de Little Nemo. Ce n’est pas moi qui le dis mais Bill Griffith (Zippy the Pinhead), qui vient de consacrer un roman graphique à la figure de Ernie Bushmiller (1905-1982), le créateur de la célèbre fillette, sous le titre Three Rocks. Je ne me le suis pas encore procuré et j’y reviendrai peut-être ultérieurement. Ce qui, pour aujourd’hui, m’intéresse, c’est le fait que cet ouvrage s’inscrit dans un ensemble d’initiatives visant à célébrer et, disons-le, canoniser définitivement ce personnage, qui ne bénéficie pas du tout de la même aura sur notre sol qu’en terre américaine.
Rappelons que Bushmiller reprit en 1925 un comic strip paraissant depuis 1922, dont l’héroïne en titre était Fritzi Ritz, starlette à Hollywood. Qu’il lui adjoignit une nièce, Nancy, en 1933, qui ne tarda pas à devenir le personnage principal, le strip prenant officiellement, cinq ans plus tard, le titre de Nancy. Fritzi Ritz, qui a la charge de son éducation, ne disparut pas pour autant. Avec le jeune Sluggo, voisin et meilleur copain, ils formeront un trio autour de la fillette de 8 ans, et Bushmiller leur restera dévoué jusqu’à sa mort, pendant près d’un demi-siècle donc. Nancy paraissait alors quotidiennement dans près de 900 journaux ; elle continue de tenir sa place dans la page des comics, sous d’autres signatures. (En France, Sluggo et Nancy devinrent Arthur et Zoé, qu’on put d’abord suivre dans L’Intrépide et qui eurent ensuite leur propre titre chez Del Duca.)
Selon Bill Griffith, « à la différence de Peanuts, Nancy ne vous explique pas ce que c’est que d’être un enfant. Nancy vous explique ce que c’est que d’être un comic strip. » Cette heureuse formule exprime le fait que Nancy apparaît, pour nombre de dessinateurs et critiques américains, comme la quintessence même du comic strip, avec son dessin d’une lisibilité optimale et ses gags désarmants de simplicité (au point que certains qualifient Bushmiller de maître zen !) mais dont beaucoup s’offrent à une autre lecture, plus sophistiquée. Car l’auteur ne cesse de jouer avec les lois de la figuration, de la ressemblance, de l’illusion d’optique, et avec les codes mêmes du dessin. Rien d’étonnant, donc, si les artistes et les intellectuels (de Andy Warhol à Art Spiegelman en passant par Joe Brainard) ont exprimé leur admiration pour cette œuvre, devenue totalement culte. De quoi faire mentir son auteur pour lequel Nancy s’adressait aux « mâcheurs de chewing-gum » et non aux « mangeurs de caviar ».
J’avais moi-même publié, en 2013, un recueil du strip dans les années 1943-1945 (qui, en plus de briller par les qualités habituelles de la série, présentaient l’intérêt additionnel de refléter le contexte particulier de la guerre : restrictions, tickets de rationnement, mobilisation des enfants, etc.), mais le public français n’adhéra pas et il s’en vendit moins de mille exemplaires.
En 2017, Fantagraphics a publié How to read Nancy. The Elements of Comics in Three Easy Panels, de Paul Karasik et Mark Newgarden, un livre impressionnant par ses dimensions et sa réalisation, dans lequel les deux auteurs disséquaient avec une rare minutie tous les éléments repérables dans le strip du 8 août 1959 (qui ne présente pas de caractère saillant ou remarquable et qui a été choisi pour ainsi dire au hasard).
Le 22 mai, c’est-à-dire dans quelques jours, le Billy Ireland Cartoon Library and Museum (institution adossée à l’université de l’Ohio, et qui détient la plus vaste collection de bandes dessinées au monde) ouvrira l’exposition The Nancy Show : Bushmiller and Beyond, qui restera visible jusqu’au 3 Novembre. Conçue par Brian Walter (le fils du créateur de Beetle Bailey, elle réunira des originaux, des pages imprimées, des photos et des objets déclinant la figure de Nancy, ainsi qu’un grand nombre d’œuvres créées par toutes sortes d’artistes (des fanzines, des peintures, des parodies) pour la détourner ou lui rendre hommage.
Il faudra attendre le 9 juillet pour découvrir le catalogue, conçu par Brian Walker et Peter Maresca avec des contributions de plusieurs aficionados parmi lesquels Bill Griffith, Patrick McDonnell et Ivan Brunetti. Dans l’intervalle, le 25 mai, la Ernie Bushmiller Society, une nouvelle société savante, aura tenu sa première réunion.
[Bandeau titre : détail d’un autoportrait de Bushmiller interrogeant Fritzi Ritz, Nancy et Sluggo. Dessin de 1942.]