Puisque mon billet précédent portait sur le rapport de Catherine Meurisse à l’art, il me semble opportun, sur cette lancée, d’évoquer ici les collections que deux grands musées parisiens, Le Louvre et le musée d’Orsay, ont développées en invitant des créateurs de bande dessinée à revisiter leurs collections.
Un mémoire de recherche en muséologie, soutenu à l’école du Louvre en août 2023, a opportunément fait un point très complet sur cette double initiative. Signé de Lisa Jousset-Avi, qui a eu la gentillesse de me le communiquer, il jette un regard rétrospectif sur une aventure qui a commencé voici deux décennies. C’est en 2003, en effet, que Fabrice Douar, éditeur au Louvre, sut convaincre le président Henri Loyrette de ce lancer dans un projet qui devait, initialement, comprendre quatre titres. Les discussions avec Casterman n’ayant pas abouti, c’est Sébastien Gnaedig, au moment où il quittait les éditions Dupuis pour prendre la direction éditoriale de Futuropolis, qui permit à cette mini-collection de se concrétiser, le premier volume, Période glaciaire, de Nicolas de Crécy, paraissant en 2005.
Au terme des quatre titres initialement prévus (Marc-Antoine Mathieu, Éric Liberge et le duo Jean-Claude Carrière / Bernar Yslaire ayant succédé à de Crécy), le contrat fut renouvelé entre l’éditeur et l’institution, et la collection commença, avec Hirohiko Araki, à s’ouvrir à des auteurs internationaux.
En 2014, le musée d’Orsay emboîta le pas, avec Moderne Olympia, de Catherine Meurisse (on peut lire en ligne mon commentaire sur cet ouvrage : https://www.citebd.org/neuvieme-art/olympia-sur-un-plateau) puis trois autres titres jusqu’en 2017. Il fallut ensuite attendre 2023 pour voir paraître Musée, de Chabouté, en coédition avec Vents d’Ouest.
Aujourd’hui, les deux collections représentent ensemble un total de 39 albums coédités avec Futuropolis, dûment identifiés sur le site de la maison dans une rubrique « Musées », les deux ouvrages les plus récents étant Le Grand Incident, de Zelba, et L’Île Louvre, de Florent Chavouet. Viennent s’ajouter à ce décompte les albums à destination de la jeunesse publiés depuis 2016, cette fois avec les éditions Delcourt (sous les signatures d’Olivier Supiot, Isabelle Dethan et Jean Dytar).
De David Prudhomme à Judith Vanistendael, de Catherine Meurisse à Manuele Fior, de Charles Berberian à Jirô Taniguchi, l’affiche est indiscutablement de qualité. Et la qualité des livres est sanctifiée par leur carrière internationale : Les Gardiens du Louvre, de Taniguchi, a été traduit dans 14 pays, Période glacière dans 10.
Ce travail éditorial a débouché sur des expositions ; d’abord Le Petit Dessein : le Louvre invite la bande dessinée, début 2009 dans la salle de la Maquette (consacrée à l’histoire du Louvre), reprise à Angoulême l’année suivante ; ensuite Enki Bilal et les fantômes du Louvre, en 2012 (dans la salle des Sept Cheminées). Archéologie en bulles, présentée en 2018 dans la Petite Galerie, ne se limitait pas, quant à elle, aux ouvrages de la collection. En revanche, le musée ne s’est jusqu’à présent porté acquéreur d’aucune planche des artistes mis à contribution.
Je ne sais dans quelle mesure les collections ont atteint leur but initial, qui était prioritairement d’intéresser au Louvre et à Orsay des publics n’ayant pas l’habitude de se rendre au musée. (On peut rappeler à ce propos que la grande enquête conduite en 2012 par le ministère de la Culture et de la Communication sur « La Lecture de bandes dessinées » établissait de façon nette que plus on lit de bandes dessinées et plus on va au musée, entre autres activités culturelles.) On peut supposer qu’en retour, l’existence même de ces albums « griffés » du nom d’établissements prestigieux participe au processus d’artification de la bande dessinée (pour reprendre le concept de Nathalie Heinich et Roberta Shapiro).
2025 sera l’année des vingt ans de la collection « Louvre / Futuropolis ». Cet anniversaire donnera peut-être lieu à de nouvelles initiatives ; on peut néanmoins s’interroger sur la pérennité, à terme, de cette entreprise exposée aux risques de l’essoufflement, de la redondance et de la banalisation.
D’autres musées ont pu passer commande à des créateurs de bande dessinée. Ainsi le Centre Pompidou a-t-il fait travailler Edmond Baudoin sur Dali, François Olislaeger sur Duchamp et un groupe de dessinateurs sur Magritte ; le musée Bourdelle a commandité à Frédéric Bézian (Bourdelle, le visiteur du soir, Paris-Musées, 2010), et le musée Matisse de Nice a publié Matisse Manga, un album de Christophe Girard (2010). Le musée Ingres de Montauban avait du reste ouvert le bal dès 1990 avec Le Violon et l’archer, bel album collectif réunissant les signatures de Baru, Boucq, Cabanes, Ferrandez, Juillard et Tripp.
Lisa Jousset-Avi m’apprend que certains autres pays ont vu se développer des initiatives comparables. Ainsi le British Museum a-t-il travaillé dès 2011 avec le mangaka Hoshino Yukinobu, acquérant ensuite des œuvres de l’artiste ainsi que de son compatriote Nakamura Hiraku. Tandis qu’en Espagne, la présentation de l’exposition Mitos del Pop au musée de Thyssen-Bornemisza en 2014 s’est accompagnée de la publication d’une bande dessinée éponyme par Miguel Ángel Martin. De son côté, la Fundación Telefónica, pour les 25 ans de son ouverture, publiait Museomaquia, un album de Santiago Garcia et David Sánchez proposant une plongée dans ses collections. Et le Prado n’a pas été en reste, en faisant travailler Max sur Jerôme Bosch ou encore Altarriba et Keko sur José de Ribera.
La bande dessinée n’est plus persona non grata dans les temples de l’art.