À première vue, la couverture du recueil de dessins que Catherine Meurisse vient de faire paraître aux éditions Barbier, à la suite d’une exposition organisée par la galerie du même nom, représente une faille plutôt qu’un passage. Le Passage, tel est pourtant le titre de l’ouvrage, préfacé par Blutch, et qui témoigne ici et là de l’influence de ce dernier sur la dessinatrice de La Légèreté.
Entre deux rochers verts qui pourraient être empruntés à un paysage fantastique de Max Ernst, le corps de Catherine Meurisse jette une passerelle. Elle semble coincée là, en équilibre précaire au-dessus de cette profonde crevasse, crevée elle-même, épuisée, dépourvue de l’énergie qu’il faudrait pour franchir l’obstacle.
Mais, à mieux y regarder, cette première lecture se révèle erronée. La jeune femme ne cherche pas à prendre pied de l’autre côté, elle veut se maintenir, au contraire, malgré l’inconfort, dans ce qui constitue pour elle un poste d’observation. Car ses yeux plongeant dans le puits sont à la verticale d’un tableau coincé plus bas dans l’anfractuosité. Un tableau dans lequel il est aisé de reconnaître un détail d’une célèbre toile d’Ingres, tirée d’une scène du Roland furieux de l’Arioste, celle où Roger, chevauchant un hippogriffe, délivre Angélique du monstre marin auquel, attachée à un rocher, elle a été jetée en pâture. On se trouve donc face à une surprenante mise en abyme de l’idée d’empêchement : une spectatrice qui se met dans une posture délicate pour entrer dans un dialogue muet avec une autre femme entravée.
Sans doute pourrait-on proposer différentes interprétations de cette scène énigmatique. Elle introduit magnifiquement la collection d’images qui suit, dédiées, une fois encore, à la beauté et à l’espace, à l’imprégnation muette et nourricière que l’un et l’autre procurent, consolatrice et, parfois aussi, porteuse d’inquiétude. Nous allons de scène muette en scène muette, souvent nocturnes, reconnaissant en passant un clin d’œil à Dürer, un autre à Beguin, avec les jardins de la Villa Médicis comme décor principal. Catherine Meurisse nimbe la plupart de ces dessins d’un mystère qui confine souvent à l’interrogation métaphysique ; et, dans le même temps, elle multiple les pas de côté, les pieds de nez, introduit des détails incongrus ou insolents qui nous arrachent des sourires. Un écart permanent qui semble témoigner du statut qui est le sien aujourd’hui, dessinatrice d’humour et en même temps académicienne qui tutoie Delacroix. C’est finalement aussi de cette amplitude-là que témoigne métaphoriquement l’image de couverture, qui la montre écartelée ; tout comme cet autre dessin, pages 62-63, où, son carton à dessins sous le bras, elle avance telle une funambule, mais d’un pas néanmoins assuré, sur un tronc couché permettant le franchissement d’une rivière – d’après Passerelle en bois au-dessus de la Lütschine près de Steig, du Suisse Caspar Wolf (1735-1783).
Une absence est frappante dans ce beau livre où dialoguent la femme, l’animal, l’art et la nature, où se forent entre ces quatre instances toutes sortes de passages : celle de l’homme (à l’exception d’une apparition anecdotique). Aussi vais-je me retirer sur la pointe des pieds.