Dans son récent essai Le Troisième continent ou la littérature du réel (Seuil, février 2024), l’écrivain et historien Ivan Jablonka plaide pour « une nouvelle cartographie des savoirs et des écritures », incitant ses pairs et plus généralement les chercheurs en sciences sociales à diffuser leurs travaux autrement qu’à travers des ouvrages savants, par exemple en montant des expositions ou en s’associant avec des dessinateurs.
Il consacre même un chapitre entier (pages 149 à 167) à la bande dessinée, dont il salue l’« incontestable ressort narratif et mémoriel, qui n’exclut en rien la subtilité. Il y a une fulgurance du dessin », continue-t-il, « comme une explication sans mots. Le dessin est intrinsèquement pédagogique : montrer, c’est faire comprendre. » (p. 154) S’attardant sur les ouvrages exemplaires de Joe Sacco, Étienne Davodeau et quelques autres, il prédit que « la rencontre entre les sciences sociales et les arts graphiques ne fait que commencer ».
Vincent Marie est précisément titulaire d’un doctorat liant histoire et bande dessinée. On se souvient de l’exposition Bande dessinée et immigration 1913-2013, présentée au musée de l’Histoire de l’immigration, dont il était l’un des deux commissaires, que prolongea un catalogue coédité par Futuropolis. Il a également réalisé un certain nombre de films documentaires, par exemple sur l’imaginaire historique de la Grande Guerre (Là où poussent les coquelicots, 2016), et filmé le séjour d’Edmond Baudoin et de Troubs dans le Ninavut. Il vient tout juste d’achever un nouveau film de 52 minutes, que l’on pourra découvrir dès le mois prochain sur les antennes régionales de France 3. La Disparition des lucioles, qui a pour sous-titre Une nature redessinée, convoque Davodeau (Loire ; Le Droit du sol ; Rural !), Aurélie Castex et Elise Gruau (Terre ferme), Aurel (dont l’album La Menuiserie célèbre la mémoire de la menuiserie familiale), Gaétan Nocq (pour Les Grands Cerfs, belle adaptation du roman de Claudie Hunzinger), Pascal Rabaté et Simon Hureau. L’un des charmes du film est de montrer les dessinateurs travaillant sur le motif, en immersion dans le paysage, carnet à la main.
« Les auteurs de bande dessinée, tels des sentinelles de l’imaginaire, portent une attention particulière aux évolutions des paysages ruraux. À travers leurs images, ils en saisissent les transformations et s’efforcent de réenchanter les mondes de demain. (…) Face aux défis d’un monde qui se défait, les artistes se font les interprètes des nouvelles formes des ruralités », assure le commentaire. On ne l’a peut-être pas suffisamment fait remarquer, au cours de ces dernières semaines où le malaise du monde paysan a mobilisé l’attention de tous, mais la bande dessinée, en effet, est sans doute plus en pointe qu’aucun autre média pour témoigner des évolutions de la ruralité et des pratiques agricoles, généralement pour dénoncer l’agriculture intensive et les dégâts qu’elle cause à l’environnement (il faut bien sûr citer à cet égard l’emblématique Algues vertes, d’Inès Léraud et Pierre Van Hove – les mêmes préparant un nouveau livre sur le remembrement, à paraître à l’automne, dont on a déjà pu lire un extrait dans La Revue dessinée n° 42) ou pour célébrer le travail de ceux qui ont choisi de travailler la terre autrement, dans le respect de la biodiversité, de la préservation de notre santé, et mus par une volonté de renouer avec de bonnes pratiques.
Outre les ouvrages déjà cités, je pense ici, notamment, à deux titres récents : Paysans, le champ des possibles, de Marie-France Barrier et Marie Jaffredo (Steinkis, 2023), et Pépille, Pour une sylvilisation de l’abondance, de Laetitia Rouxel (Actes Sud, 2023). Dans un autre registre, on guettera la parution de Larzac, histoire d’une révolte paysanne, que Pierre-Marie Terral et Sébastien Verdier feront paraître dans quelques jours chez Dargaud. Ces différents albums voient le jour sur fond d’une attention accrue des auteurs de bande dessinée aux paysages, à leur évolution et à leur préservation. Le paysage, naguère simple décor de l’action, est en train d’évoluer vers le statut de sujet à part entière. J’aurai l’occasion d’en reparler ici.
(Image titre extraite de l’album d’Inès Leraud et Pierre Van Hove, Algues vertes, l’histoire interdite, Delcourt / La Revue dessinée, 2019.)