Lors de mes deux voyages au Japon, en 2009 et 2010, j’avais eu l’occasion de visiter deux musées dédiés à la bande dessinée, le Kyoto International Manga Museum (plus communément appelé KIMM) et le petit Tagawa Suihô Norakuro Museum, à Tokyo. Voici que j’apprends, en lisant un très intéressant dossier proposé par la revue Zoom Japon (n° 137, février 2024), qu’il existe désormais quelque 70 musées en lien avec le manga à travers l’ensemble de l’archipel. (La revue est gratuite et le dossier peut être lu en ligne à cette adresse : https://zoomjapon.info/category/le-manga-sinvite-au-musee/)
La plupart sont récents, et leur multiplication a deux causes principales : 1° ils constituent une réponse aux préoccupations manifestées par les artistes et les éditeurs quant à la préservation des œuvres ; 2° ils participent de la volonté que le gouvernement affirme depuis le début des années 2000 d’utiliser le manga comme un élément de soft power, dans la promotion du « Cool Japan » à travers le monde. Les amateurs de mangas qui se rendent sur place peuvent désormais effectuer un véritable voyage à thème et visiter le pays en se rendant d’un musée à un autre.
La plupart des musées de mangas pourraient être plus justement qualifiés de musées-bibliothèques. À côté d’une exposition permanente, ils présentent des dizaines de milliers de volumes en accès libre. Ils ont rarement une politique scientifique et la plupart n’ont pas non plus de programmation événementielle (expositions temporaires, rencontres, etc.). Nombre de musées sont en outre consacrés à des artistes spécifiques, le plus souvent dans leur ville natale. Osamu Tezuka, Shigeru Mizuki, Shôtarô Ishinomori, Fujiko F. Fujio, Rakuten Kitazawa ou encore Machiko Hasegawa font partie, avec Suihô Tagawa et beaucoup d’autres, des créateurs s’enorgueillissant d’avoir LEUR musée (et je n’aurai garde d’oublier de mentionner le Ghibli Museum, à Mitaka, dans la banlieue de la capitale, dont l’architecte n’est autre que l’un des fils de Hayao Miyazaki).
Le monde des musées de la bande dessinée est mouvant, et plusieurs ont fermé leurs portes, en Europe comme aux États-Unis, depuis le début de notre siècle, tandis que d’autres, attendus depuis plusieurs années, peinent à ouvrir.
Alors que le Japon se signale par son dynamisme et son volontarisme en la matière, que devient le musée d’Angoulême (dont je fus, de 1993 à 2001, le premier directeur) ? Anne-Hélène Hoog, dernière conservatrice en date, a quitté ses fonctions le 31 décembre dernier, et une procédure de recrutement a été lancée pour lui trouver un successeur ou une successeuse. Vincent Eches, le directeur général de la Cité de la bande dessinée et de l’image, dont le musée est l’un des départements, a l’intention de fermer l’exposition permanente dès la fin du mois prochain, sous la forme qu’on lui connaît. Les grandes vitrines plates et sinueuses conçues par l’architecte Jean-François Bodin, en service depuis 2009, seront mises au rebut, les œuvres retourneront dans les réserves.
Dans un premier temps, c’est un espace plus réduit qui devrait rouvrir quelques mois plus tard, où ne seront présentées qu’une proportion très réduite des quelque 18 000 planches que comprend la collection. À terme, M. Eches a de très hautes et louables ambitions pour le musée, détaillées dans le document 2023-2026 : un projet renouvelé pour la Cité, que j’ai pu consulter. Mais il convient lui-même que le « nouveau musée » auquel il aspire ne pourra pas se développer s’il reste « réduit à ses emprises actuelles » et que, pour réaliser « le plus grand musée consacré à la bande dessinée dans le monde » (je cite) et valoriser pleinement ses collections patrimoniales, il faut que la Cité s’agrandisse, autrement dit qu’elle se voit attribuer le pavillon gauche des Chais Magelis, actuellement fermé au public et en quête d’affectation. J’ajouterai que la réalisation du projet évoqué, avec ses dispositifs interactifs, ses surprises scénographiques, sa salle de projection, etc., suppose l’obtention de très gros budgets d’investissement. Pour l’heure, et autant que je sache, rien de tout cela n’est acquis. Je forme ici des vœux sincères pour que les élus et le Conseil d’administration de l’établissement accordent les moyens nécessaires, en termes de finances et d’espaces.
Il n’y a rien de surprenant à ce qu’un musée se réinvente tous les dix ou quinze ans. Et le diagnostic du directeur sur les insuffisances de l’exposition actuelle est absolument pertinent. Mais je ne peux m’empêcher de ressentir une certaine inquiétude, sachant d’expérience que la rénovation d’un musée peut prendre beaucoup plus de temps que prévu (celui dont nous parlons est déjà resté une première fois privé d’exposition permanente de 1999 à 2009) et qu’il est plus facile de le fermer que de s’engager sur une date de réouverture.
Je me permettrai d’ajouter que les tâches qui attendent le nouveau conservateur ou la nouvelle conservatrice sont immenses. En plus de piloter la mise en œuvre du nouveau musée, il lui faudra permettre la consultation en ligne des collections, faire passer en commission d’acquisition les quelque 9 000 pièces actuellement en attente, les inscrire à l’inventaire, trouver une solution pour désengorger des réserves devenues insuffisantes, assurer le récolement, un plan de restauration, et j’en passe. Toutes ces tâches qui relèvent des missions scientifiques du musée ont été par trop négligées depuis plusieurs années. La rotation des œuvres mise en exposition, indispensable à leur bonne conservation, n’était même plus correctement assurée. Il a toujours été plus facile de décrocher des budgets d’investissement que d’obtenir les moyens – notamment humains – de fonctionner correctement et de tenir son rang. La véritable urgence, à mon sens, est de renforcer l’équipe actuelle du musée, valeureuse mais très insuffisante en nombre.