Après Jean-Christophe Menu et Benoît Préteseille, et avant Johanna Schipper qui soutiendra l’année prochaine, un autre créateur de bandes dessinées vient de passer son doctorat (en Arts plastiques), il s’agit de Luc Cotinat, plus connu – pour ses livres aux Requins marteaux, à L’Association et ailleurs – sous le nom de Morvandiau. Sa thèse a été reçue à l’université de Rennes le 30 novembre, devant un jury constitué de Ivan Toulouse, Bertrand Tillier, Ann Miller, Sophie Noël, Sylvain Venayre et, précisément, Jean-Christophe Menu.
L’Art de la contrebande ? Une cartographie de la bande dessinée alternative francophone (1990-2015), tel est le titre de ce travail d’environ 600 pages caractérisé par la diversité des points de vue et la richesse des informations. Contrebande, kesako ? Le terme, qui fait écho aux « plate-bandes » de Menu, recouvre l’édition alternative en assumant « une acception ouverte et polysémique » puisqu’il « concerne tout à la fois des pratiques (artistiques, sociales, économiques), des esthétiques, un état d’esprit, des représentations, un positionnement et, parfois, un discours ». On peut questionner le sens et la pertinence du point d’interrogation dans le titre de la thèse, mais ce qui apparaît surtout, c’est que le concept choisi permet à Morvandiau d’essentialiser la BD alternative, qui désigne tout du long comme « la contrebande ». Les connotations du concept choisi (un contrebandier est quelqu’un qui opère dans l’illégalité, voire qui contrefait un produit existant) ne sont pas interrogées.
Morvandiau a questionné 25 représentants de 17 structures éditoriales, principalement des auteurs-éditeurs, une figure dont il voit l’ancêtre en Rodolphe Töpffer. Sa fine connaissance du milieu, dans lequel il navigue depuis plus d’un quart de siècle à divers titres (par exemple initiateur en 2001 du festival Périscopages, qu’il anime pendant une dizaine d’années, contribution à divers périodiques, coordination d’un hors série du Monde diplomatique sur la bande dessinée politique en 2010), lui permet de ne laisser dans l’ombre aucun acteur, aucune manifestation, aucune initiative éditoriale, tenant ainsi la promesse de véritablement cartographier le domaine traité.
Il constate et souligne toutefois que L’Association était devenue « tête de proue » de cette mouvance et en énumère les raisons : « radicalité de l’esthétique et de la posture dans un secteur artistiquement sclérosé, attrait d’une maison d’édition associative et collégiale pour le lectorat et les médias, filiation approuvée par un précurseur marquant – Futuropolis –, discours érudit et polémique, centralité parisienne, choix éditoriaux confortés par des succès visibles » (p. 286).
Ailleurs (p. 328), il recense les « mutations des pratiques » qu’il faut, selon lui, mettre au crédit des alternatifs : « ouverture des thématiques et changement des formats éditoriaux, entrée de la bande dessinée dans les librairies généralistes, contribution significative à la féminisation de la profession et du lectorat, élaboration d’un contrat d’édition type, clarifié et équitable, choix d’avoir une production annuelle quantitativement limitée… » Je lui concède volontiers toutes ces avancées sauf une : il n’est pas vrai que l’édition alternative ait significativement contribué à la féminisation de la profession. Morvandiau rapporte d’ailleurs (p. 358) les propos de Dominique Goblet rappelant combien les femmes y étaient peu nombreuses, et les quelques autrices mises en avant dans la thèse (Joëlle Guillevic dite Jo Manix, Caroline Sury, Hélène Richard dite Lénon) pèsent peu au regard d’une mouvance clairement androcentrée. L’ouverture aux femmes s’y est faite tardivement et a rarement été vue comme un enjeu en soi, même si le phénomène Satrapi a fait symptôme et a pu avoir un certain effet d’entraînement.
On peut sans doute reprocher à notre artiste-chercheur de paraître tenir la contrebande pour vertueuse par définition, même s’il ne dissimule pas qu’elle est traversée par certaines contradictions.
J’ai mentionné la diversité des points de vue : non seulement Morvandiau, qui a une conscience militante très aiguisée, rappelle constamment le contexte politique des évolutions qu’il décrit, mais il établit des parallèles avec les univers de l’art contemporain (du livre d’artiste en particulier), interroge la notion d’avant-garde, celle d’artification, développe des considérations sur le dessin comme sur les structures de diffusion, digresse sur Hara-Kiri et sur Blaise Cendrars, et aborde encore une foule d’autres questions, comme la tension féconde entre un réseau international et un ancrage local. Cette profusion thématique fait la qualité de son travail mais se traduit par un foisonnement qui paraît souvent un peu brouillon, insuffisamment structuré, la quantité impressionnante de matériaux que charrie le texte n’étant pas toujours hiérarchisée ou problématisée avec toute la clarté souhaitable.
Il ne craint pas de contester frontalement des auteurs faisant autorité, comme les sociologues Nathalie Heinich et Pierre-Michel Menger (cf. p. 310ss), leur reprochant de décrire les créateurs de façon caricaturale et tronquée, comme des individus principalement tournés vers eux-mêmes. Selon lui, Menger (dans sa somme Le Travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Gallimard-Seuil, 2009) « use de façon récurrente des catégories de ‘succès’ (ou de ‘réussite’) et d’‘échec’ sans qu’on ne sache ni à quoi elles se réfèrent ni ce qu’elles recouvrent ou mesurent exactement » et ne prend jamais en compte la qualité des œuvres, ce qu’elles procurent à leurs destinataires, leur impact sur les représentations collectives, ni le « bien-être » de l’artiste.
Dans ce travail d’une grande densité, je repère une zone aveugle : la question des aides publiques dont les éditeurs alternatifs ont bénéficié (les subventions d’État en faveur du livre et des auteurs ont été étendues au secteur de la bande dessinée quelques années avant la date choisie comme point de départ de la contrebande). Elle n’est pas anodine et le fait de la passer sous silence – parce que l’idée d’un soutien institutionnel va à l’encontre des valeurs défendues par des acteurs revendiquant des postures marginales, alternatives voire rebelles ? – fausse toutes les analyses sur l‘économie du secteur. Un livre comme le Comix 2000 de L’Association, mis en exergue par Morvandiau, n’aurait tout simplement pas existé sans une aide publique substantielle du CNL, et l’on sait que si certaines structures se sont refusées à pointer au guichet, d’autres, loin de s’en priver, y ont eu massivement et systématiquement recours. Des données précises sur cette question mériteraient d’être rassemblées et rendues publiques.
Avec sa richesse et ses quelques imperfections (qui seront sans doute au moins en partie corrigées d’ici là), la thèse de Morvandiau sera en tout cas publiée en septembre 2024, aux éditions du Commun, qui l’annoncent dès à présent sur leur site : https://www.editionsducommun.org/