Je viens seulement de prendre connaissance du petit livre Fond perdu (Magnani, 2022), dans lequel Marion Fayolle répond aux questions de son ami historien de l’art Tony Côme. Elle y évoque notamment les origines autobiographiques de ses personnages à trous, parlant de son père qui avait subi l’ablation d’un poumon et une trachéotomie. Origine soigneusement dissimulée dans l’ouvrage que ces déboires médicaux lui avaient inspiré : « Dans La Tendresse des pierres, je ne montre jamais l’hôpital, la maladie, la vieillesse, alors qu’il n’est question que de ça » (p. 10). La représentation du personnage figurant son père y était instable : « tantôt immense, tantôt tout petit, une silhouette énigmatique, un rocher, etc. »
Case tirée de « La Tendresse des pierres » © éditions Magnani
Un autre de ses livres, Les Amours suspendues (2017), part moins de l’expérience intime que d’interrogations plus larges : « Il s’agissait de soulever des questions sur la frontière, sur ce qui est autorisé ou non, sur les choix que l’on fait et les vies que l’on est forcé d’abandonner. » (p. 16)
Dans un article paru voici quelque temps dans le huitième numéro de Closure, une revue scientifique en ligne en langue allemande (https://www.closure.uni-kiel.de/closure8/groensteen), je m’interrogeais sur « L’en-deça du personnage » en questionnant le travail d’une demi-douzaine d’auteurs et d’autrices, parmi lesquel.le.s Marion Fayolle. J’écrivais que, dans les deux albums cités plus haut, « on voit s’ébattre des hommes et des femmes aux prises avec la vie, la mort, le désir, le fantasme, des hommes et des femmes engagés dans des relations familiales, affectives, amoureuses et sexuelles. Si Marion Fayolle aborde la condition humaine dans toutes ses dimensions, ses figures, dépourvues d’identité sociale ou professionnelle, dotés d’expressions physionomiques minimalistes, ne semblent pourtant pas remplir les conditions pour accéder au rang d’ego expérimentaux, de personnages à part entière. »
Fond perdu comporte maints passages dans lesquels la dessinatrice s’en explique : « Mes personnages sont des sortes de pots, dans lesquels je mets des choses que j’extrais de la vraie vie, qui viennent d’un homme, d’une femme, d’un ressenti personnel, d’une anecdote. (…) Les personnages, ce sont des petits déguisements, aussi. Je me fiche un peu des personnages eux-mêmes. » (p. 18) « Mes personnages peuvent se scinder en deux, s’émietter, sans souffrir ni saigner, car ce ne sont pas vraiment des humains, mais plutôt des enveloppes, des écrans, des silhouettes théoriques. » (p. 25) Et enfin : « Il y a chez moi cette obsession à rendre visible, à regarder dans les corps, à voir par transparence l’intériorité des gens, cette fascination pour l’effeuillage, cette volonté de dénuder des personnages déjà nus, de les dévêtir même de leur peau, de chercher sans cesse leur noyau. » (p. 80)
Outre un hommage appuyé à Guillaume Dégé, qui fut son professeur aux Arts déco de Strasbourg, je retiens enfin de ce dialogue passionnant les lignes suivantes, qui me paraissent concentrer l’art poétique de l’autrice de L’Homme en pièces : « On se dit toujours qu’avec la bande dessinée tout est possible, qu’on peut faire partir les personnages dans l’espace, leur offrir un super décor, que ça ne coûte rien. Moi (…), je réduis tout comme si je devais faire un film avec un budget très serré. (…) Pas de parole, pas de chaussure, pas de décor, pas de case, pas de prénom, pas de métier, pas d’âge, pas de zoom, pas de contre-plongée, pas de modelé, pas de perspective, pas de bulle, pas de lèvre, pas de cil, pas de détail, pas d’organe, pas de sang, pas d’époque, pas d’argent. » (p. 21-22)
Mais du talent et de la sensibilité à revendre.
Ayant reçu carte blanche pour en réaménager l’espace et concevoir des dispositifs interactifs inédits, Marion Fayolle investira dans quelques mois la « galerie des enfants » du Centre Pompidou.
