Sous le titre Illuminations, Alan Moore a publié récemment, aux éditions Bragelonne, un volumineux recueil réunissant neuf nouvelles, certaines anciennes, d’autres récentes. La plus longue, écrite en 2021, compte à elle seule plus de 250 pages. Ce que l’on peut connaître de Thunderman retrace sur soixante-quinze ans l’histoire de l’industrie des comics, vue du côté des éditeurs travaillant dans l’une ou l’autre des deux grandes firmes concurrentes DC et Marvel (ici respectivement rebaptisées American et Massive).
Comme l’on sait, le génial scénariste de Watchmen, From Hell et de La Ligue des Gentlemen extraordinaires (dont le dessinateur, Kevin 0’Neill, récemment décédé, est le dédicataire de ce texte) a eu des relations conflictuelles avec DC et s’est progressivement mis en retrait du monde des comics au cours des années 2000, pour se consacrer à l’écriture. Il s’invente ici une sorte de double répondant au nom de Dan Wheems, un scénariste qui certes ne lui ressemble pas dans le détail mais qui, comme lui, décide un beau jour de rompre avec « toutes ces personnalités détraquées » (p. 446) avec et pour lesquelles il travaillait, disparaît sans laisser d’adresse et se cherche la maison dans laquelle, inconnu de tous, il pourra écrire son roman. Cet épisode, situé vers la fin de Ce que l’on peut connaître…, est précédé de nombreux autres fragments donnés dans un ordre a-chronologique et composant une satire féroce où chaque personnage est « à clé ». J’ignore quels comptes personnels Moore avait à régler avec tel ou tel, mais on comprend sans peine qu’il vouait un grand respect à Jack Kirby (ici Joe Gold) et ne devait pas porter l’éditrice Jenette Kahn dans son cœur, à lire le portrait qu’il en fait (sous le nom de Mimi Drucker) en nymphomane asexuée – lisez et vous comprendrez.
Certains fragments sont inspirés de scènes avérées et documentées qui font partie de l’histoire des comics, comme l’interrogatoire de Bill Gaines (ici : Jim Lawes), éditeur de EC Comics, devant la commission sénatoriale chargée de statuer sur la dangerosité des comics, en 1954. Le verbatim en est consultable en ligne (https://www.thecomicbooks.com/gaines.html) et le lecteur pourra s’amuser du pastiche qu’en propose Moore aux pages 292 à 302 de son livre, allant un peu plus loin que ce qu’avait suggéré Gaines quant à la définition d’une « couverture de mauvais goût ». Mais d’autres relèvent de sa pure imagination, comme cette autre séquence où un agent de la CIA invite le jeune Stan Lee, au seuil des années soixante, à revitaliser les comics de super-héros (genre considéré comme moribond) parce que la Compagnie considère que, dans le contexte de la Guerre froide, « ces andouilles en caleçon long feraient de formidables instruments de propagande » au service de la grandeur de l’Amérique.
Quoi d’autre ? Moore dénonce la spoliation de Siegel et Shuster, les créateurs de Superman (ici : Thunderman) comme le « crime fondateur de toute l’industrie » (rappelons que, de fait, il a fallu attendre 2008 pour que leurs héritiers puissent prétendre à une partie des droits générés par le personnage). Il raconte plaisamment comment, pour se faire engager à un poste à responsabilités dans ladite industrie, il faut préférer l’imaginaire (la réalité alternative) au réel, et peut-être un peu les confondre ; en tout cas avoir, au moins une fois dans sa vie « envisagé de construire une capsule temporelle contenant [ses] coordonnées chronologiques et géographiques ainsi qu’une note destinée aux Amis de Demain du cinquantième siècle » pour leur demander d’être admis parmi leurs membres (p. 322). Et il se pastiche lui-même en donnant (p. 302-11) le scénario découpé d’une planche fictive, case à case : une dizaine de pages pour décrire neuf vignettes, parfait échantillon de l’hyperdescriptivité qu’on lui connaît.
Plus on est familier du monde des comics, plus on prendra de plaisir à cette novella, à reconnaître qui se cache derrière les très nombreux héros cités (tous rebaptisés) et à s’amuser de leurs pouvoirs redéfinis. Mais on peut aussi estimer que, passé cette jubilation de connivence, il s’agit, comme objet littéraire, d’un « éléphant » (le mot est employé par Moore lui-même dans ses remerciements) par endroits assez indigeste et qui ne prend pas assez de hauteur par rapport au substrat anecdotique.