L’événement BD de cet automne, et même de l’année 2023 ? Sans conteste, à mes yeux, la parution, chez Delcourt, de l’album de Fabrice Neaud Le Dernier Sergent, qui inaugure un nouveau cycle de son Journal.
Il faut rappeler aux plus jeunes combien les 4 tomes dudit Journal publiés chez ego comme X entre 1996 et 2002 avaient marqué une génération de lecteurs et constituent, à jamais, une pierre angulaire de l’expression de soi en bande dessinée. Depuis vingt ans nous étions orphelins de cette voix. On ne reviendra pas ici sur les raisons qui avaient conduit l’auteur à interrompre le cours de ce qui devait être l’œuvre d’une vie. L’important est que les éditions Delcourt, après avoir réédité les premiers tomes, nous gratifient à présent d’une nouveauté qui en annonce d’autres, et c’est un peu comme si Marcel Proust, après s’être tu deux décennies durant, nous donnait la fin de La Recherche (je cite à dessein un écrivain plusieurs fois invoqué par Neaud lui-même).
Aucun auteur plus que Fabrice Neaud n’est propre à convaincre son lecteur, par l’ampleur de son propos et le raffinement de ses procédés, que la bande dessinée est pleinement une littérature. Aucun ne s’y entend comme lui à disséquer et à restituer les moindres de ses expériences sentimentales, sensorielles et intellectuelles, en conjuguant les ressources et en accordant les rythmes du texte et de l’image.
« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent vécue, c’est la littérature », écrivait Proust (cité p. 415). Fabrice Neaud ne peut pas reprendre exactement cette phrase à son compte. Son histoire est celle d’un homme qui essaie d’avoir une vie (amoureuse et sexuelle, notamment), et qui, condamné à l’échec, à la frustration et à la solitude, produit de la littérature (dessinée) en guise de compensation et d’exutoire, le processus alchimique de la création transmutant la souffrance en œuvre d’art.
Il y a deux raisons qui empêchent de prendre à la lecture de ces pages un plaisir sans mélange. La première tient à la personnalité de l’auteur, aux antipodes du mec « cool » et « sympa » épinglé page 353. L’hétéronormalité et l’homophobie ambiantes le renvoient incessamment à son statut de paria. Aussi Fabrice est-il un homme en colère, cultivant une « vision négative de la vie » (p. 395) et une « détestation de soi-même » (p. 209). Son isolement a raidi son caractère et il manque terriblement d’indulgence pour les autres, ne passant rien à personne. Du moins est-ce l’image qu’il nous présente, s’érigeant d’abord en impitoyable censeur de lui-même. Il faut reconnaître que cet homme sensible, mélomane, cultivé, qui en de rares occasions peut même se révéler un gai compagnon, ne nous donne pas forcément très envie de le fréquenter très assidûment, fût-ce entre les pages d’un livre.
La deuxième raison est le caractère trop souvent docte et ampoulé de sa langue, le manque de simplicité de ses choix lexicaux et syntaxiques. Neaud surécrit. Il suffit de considérer le paratexte de ce nouvel opus, avec ces titres en cascade :
Esthétique des brutes
Le Dernier Sergent 1
Les Guerres immobiles
Avril 1998-1er avril 2000
Que signifie cet inextricable échafaudage, propre à décourager le lecteur dès le seuil de l’ouvrage ? Journal, c’était tout de même plus direct et moins alambiqué.
Mais on doit tout pardonner à l’auteur de ce « projet autobiographique dépressiogène » (p. 380), tant son remarquable talent éclate à chaque page. Son inventivité en matière de découpage, d’entrelacs entre le verbal et le visuel, de variation de rythme, de surgissement de moments épiphaniques, de recours aux métaphores, force l’admiration. Et l’acuité descriptive de son dessin a peu d’équivalents : il n’est pas seulement un portraitiste – et un autoportraitiste – hors pair (comme le souligne Didier Lestrade dans sa préface) mais aussi un dessinateur qui a le génie des lieux et un formidable paysagiste (dans ce registre, il a pour rival Etienne Davodeau, comme l’atteste encore son récent album Loire. Mais Davodeau utilise un minimum de traits, quand Neaud, au contraire, joue de leur prolifération).
Lire Le Dernier Sergent, c’est prendre, à chaque page, une leçon de bande dessinée.
Fabrice m’avait demandé de préfacer le premier tome de son Journal. Je mesure aujourd’hui l’immense honneur que représente le fait d’avoir été associé aux débuts de cette œuvre majeure.
Un dernier mot : à plusieurs reprises, dans son livre, l’auteur oppose « bande dessinée indé » et « bande dessinée mainstream ». Ces deux mondes, pourtant, ne paraissent pas si étanches, si l’on considère que son Journal, naguère développé chez ego comme x, n’a pas trouvé nouvel hébergeur à l’Association, chez Cornélius ou Atrabile, mais bien chez Delcourt.