Les éditions Futuropolis ont sorti récemment un album reprenant les Sundays (pages dominicales, en couleur) de Popeye des années 1930 à 1933. Ce ne sont pas encore les toutes grandes années de ce newspaper strip mythique, mais enfin c’est du Segar, autant dire la promesse d’une lecture jubilatoire et de grands moments d’hilarité.
Le livre compile deux volumes publiés aux États-Unis par Fantagraphics Books. Étrangement, ces pages n’avaient pour la plupart encore jamais été publiées en album dans notre langue. Je me suis d’abord demandé pourquoi Futuropolis ne nous donnait à lire que les seules pages du dimanche, excluant les bandes quotidiennes. Choix inverse de celui de la collection « Copyright » naguère, dont les 8 volumes consacrés à Popeye, publiés entre 1980 et 1988, ne reprenaient, eux, que les dailies. Dans l’intervalle, nous avons pu faire nos délices de la réédition de Terry et les pirates chez Bdartis(e), la toute première à nous proposer un comic strip dans son intégralité, dailies ET Sundays dans un même ouvrage (et, à partir du volume 2, respectant l’alternance correspondant à la continuité de la publication d’origine). On aurait pu penser que cette restitution respectueuse, idéale, allait devenir la règle. En découvrant ce nouveau Popeye, on peut donc légitimement ressentir un mouvement d’humeur : à nouveau une version tronquée, partielle, incomplète.
Mais Segar n’était pas Milton Caniff. Si ce dernier s’efforçait de dérouler la trame feuilletonesque de son récit sept jours sur sept (j’ai étudié l’évolution de ses procédés pour raccorder strips et planches dans mon essai La Bande dessinée et le temps, PUFR, 2022, pages 105-108), Segar, lui, fait avancer son histoire en semaine, et le dimanche il prend la tangente pour proposer à ses lecteurs une planche sans rapport avec l’intrigue en cours, ou même, parfois, s’inscrivant dans une autre continuité (de dimanche à dimanche, enjambant les jours de semaine).
Souvenons-nous que le personnage de Popeye est apparu pour la première fois le 17 janvier 1929 dans une série qui existait déjà depuis dix ans sous le titre The Thimble Theatre. La période 1930-1933 est celle au cours de laquelle le personnage s’affirme. Aussi les pages dominicales peuvent-elles être lues comme autant de touches complémentaires apportées au portrait du anti-héros marin, boxeur, mangeur d’épinards et philanthrope (tout ce qu’il gagne sur le ring est immédiatement redistribué aux enfants, aux veuves, aux déshérités). C’est aussi une période dans laquelle Olive, sa fiancée (qui ne dédaigne pas de flirter avec d’autres hommes mais n’envisage pas d’épouser un autre que Popeye) croit encore pouvoir le changer et obtenir de lui qu’il cesse de se battre pour un oui ou pour un non.
Les Sundays sont aussi des planches-gag, à chute, au comique souvent énorme, des sortes de récréations. Elles font d’ailleurs une place prépondérante à J. Wellington Wimpy, introduit dans la série en 1931 comme arbitre de boxe corrompu. Prototype du parasite, Wimpy nous stupéfie surtout par sa goinfrerie impossible à rassasier. Il hante le Rough-House café, prêt à tout pour manger des hamburgers à crédit, et il est capable d’en ingurgiter des dizaines à la suite (Obélix, qui partage sa rondeur, sera son digne héritier, lui qui ne fera qu’une bouchée d’un sanglier). Wimpy n’apparaît d’abord que dans les Sundays, n’intégrant les dailies qu’en mars 1933. D’autres personnages, tels Swee’pea et le Jeep, feront le chemin inverse. Il est à remarquer que certaines situations d’abord exploitées dans l’un des deux formats seront ensuite reprises dans l’autre, sur un mode majeur. Ainsi Wimpy retrouve-t-il sa mère, perdue de vue depuis quinze ans, dans la page du 19 février 1933. On sait que les retrouvailles de Popeye avec son « Popa », en décembre 1936, constitueront l’un des sommets de la série.
À mon sens, c’est dans l’inventivité feuilletonesque dont témoignent les bandes quotidiennes que Segar fut à son meilleur. Par ailleurs, la traduction qui nous est proposée dans ce nouvel album, due à Sidonie Van den Dries, est loin d’avoir la saveur de celle de Frank (le scénariste de Golo) dans les antiques « Copyright ». Pour ne prendre qu’un exemple, l’équivalent qu’elle donne à la phrase légendaire de Wimpy, répétée telle un refrain : I would gladly pay you Tuesday for a hamburger today, est de la plus grande platitude : « Sers-moi un hamburger et je te paie mardi ». Ce nouveau rendez-vous avec Popeye ne nous procure donc qu’un demi-bonheur.