Le style plus « relâché » des albums tardifs de Pratt et Tardi est passible de deux interprétations. Les uns y verront un symptôme de décadence, les autres une évolution délibérée vers une forme de dépouillement, d’épure, l’accès à un style « quintessentiel ». Pour d’autres dessinateurs, le doute n’est pas permis : le temps a bel et bien abimé leur trait. Ainsi, il est notoire que dans les années 1990 (dernière décennie d’existence de l’admirable série Peanuts), celui de Charles Schulz – atteint de la maladie de Parkinson – avait perdu toute fermeté, devenant de plus en plus tremblé.

Dans un tout autre registre graphique, la même décennie (qui s’acheva pour lui par son adaptation du Procès de Kafka) a également vu Guido Crepax glisser vers une esthétique différente de celle qui avait fait sa réputation, comme une version affaiblie. J’ai sous les yeux l’épisode Valentina alla ricerca dei vestiti perduti (1995), l’une des ultimes apparitions de sa célèbre héroïne, et en regardant ces planches je me demande si sa vision était altérée ou si c’est seulement sa main qui ne lui obéissait plus. Les personnages paraissent souvent comme anamorphosés, ou bien en déséquilibre ; il semble qu’ils n’appartiennent plus au même espace. Les décors sont, eux, réduits à leur plus simple expression, Crepax les a dépouillés de tous ces objets qu’il se plaisait auparavant à détailler avec un soin maniaque. Et les pages se sont considérablement aérées. Elles ne comptent plus que six images au plus. Stupéfiant quand on se souvient que le Milanais était le champion de l’hyperfragmentation de l’espace paginal ! L’artiste demeure reconnaissable mais il ne propose plus qu’une version de son art à tous égards dévaluée.

Guido Crepax, Valentina tardif

Trajectoire inverse pour le dernier Jack Kirby. Dans Captain Victory (13 n°s de 1981 à 1984 ; il s’agit de sa dernière création avec Destroyer Duck), non seulement « le dessin se dégrade dès le troisième fascicule », mais Kirby « met beaucoup plus de dessins par page qu’il n’a coutume de le faire. Dans un tel dispositif, le dessin, par ailleurs hâtif, apparaît morcelé, et la page semble faites de fragments agrandis de cases de Kirby ». Je cite ici l’étude de Harry Morgan et Manuel Hirtz, Les Apocalypses de Jack Kirby (Les Moutons électriques, 2009), p. 70.

Tous les grands de la bande dessinée n’ont pas connu de phase de dégénérescence stylistique. Chez Tezuka (qui mourut à l’âge de soixante ans, il est vrai), on ne constate aucune déperdition d’énergie ou de créativité dans ses dernières œuvres.

Rares sont ceux qui, dans leur dernière période, ont su s’inventer un style nouveau, montrer un aspect de leur talent qu’on ne leur connaissait pas encore, exprimer une nouvelle facette d’eux-mêmes. Jijé fut de ceux-là. Celui qui avait été une figure centrale du journal Spirou allait, à la faveur de l’éphémère édition belge de Pilote qui fut publiée sous la direction d’Henri Desclez en 1972-1973, se révéler un dessinateur satirique redoutable, au trait incisif, avec des contributions mémorables telles que « Eddy 1er roi des belges » (sur Eddy Merckx) et « French Connection », page magistrale restituant, en pantomime, le contenu d’une entrevue entre André Malraux et Richard Nixon (inspirée par un reportage photographique paru dans Paris Match n° 1190 : « À l’origine de la rencontre Nixon-Mao, une conversation à l’Élysée »). Ces trop peu nombreuses pépites ne peuvent que faire regretter qu’il n’ait pas produit un album entier dans cette veine satirique. Je ne crois pas, cependant, que l’on puisse évoquer à son propos la notion de style tardif ; Jijé a toujours eu un talent à facettes ; on avait oublié l’humoriste de Blondin et Cirage, on le redécouvrait tout à coup dans une version modernisée, nourrie sans doute de l’influence de Mad, et à travers une confrontation, inédite dans sa carrière, avec des sujets d’actualité.

Il faut s’y résoudre : je ne vois pas que la bande dessinée ait produit un exemple probant de style tardif, au sens défini dans le post précédent. En revanche, quelques rares dessinateurs ont signé des œuvres testamentaires et récapitulatives : je pense tout particulièrement à Inside Moebius et aux Fleurs de cimetière d’Edmond Baudoin.

Pancho dans « Que Barbaridad ! » – Tous droits réservés

Jean Giraud avait été l’élève de Jijé. D’une certaine manière, avec Inside Moebius (6 tomes publiés entre 2004 et 2010), il marchait à nouveau sur ses traces. En effet, le créateur de Jerry Spring et son fidèle second Pancho avait, en 1977 (trois ans avant son décès), publié Que Barbaridad !, une suite de pages dans Le Trombone illustré, où il caricaturait avec verve ses héros légendaires. De même, Moebius allait se moquer de Blueberry, du major Grubert et d’Arzach dans son ultime série, revisiter la totalité de son œuvre sur le mode de la méditation farcesque et confronter son double graphique à ses personnages. Celui que l’on a longtemps qualifié de Janus de la bande dessinée réalisait là une brillante réconciliation entre ses différents Moi.

Tout comme Moebius, Baudoin fait partie des auteurs qui s’étaient de longue date affranchis de toutes formes de conventions. Et de même que dans Inside…, Moebius se représente à différents âges de sa vie, Les Fleurs de cimetière (L’Association, 2021) s’ouvre par une suite de douze autoportraits décomposant un parcours de vie. Puis le livre, qui compte 280 pages, n’a de cesse d’entrelacer quelques-uns des motifs obsédants qui ont nourri les précédents : les femmes, les arbres, la création, amalgamant des matériaux hétérogènes, dessinant un puzzle à jamais et nécessairement inachevable.