Toutes les catégories d’artistes ont désormais droit à leur biographie dessinée : architectes (Le Corbusier, architecte parmi les hommes, de Thévenet et Rébéna, Dupuis, 2010), musiciens (Léonard Cohen : sur un fil, de Philippe Girard, Casterman, 2021), sculpteurs (Brancusi contre États-Unis, de Arnaud Nebbache, Dargaud, 2023), cinéastes (Alice Guy, de Catel et Bosquet, Casterman, 2021), peintres (cent exemples ici, dont le récent Dali de Julie Birmant et Clément Oubrerie, chez Dargaud), et même créateurs de bande dessinée (Les Aventures d’Hergé, par Bocquet, Fromental et Stanislas, édition augmentée : Dargaud, 2017).
Les écrivains ne sont pas en reste : après Rimbaud, Camus, Woolf, Zweig, Hemingway et quelques autres, voici, peut-être moins attendu, L’Intranquille Monsieur Pessoa, de Barral (éditions Dargaud), l’une des bonnes surprises de cet automne. Le nom de Barral a longtemps été associé à de la BD de genre : polar (la série Baker Street, avec Pierre Veys, trois Nestor Burma, en alternance avec Moynot), espionnage (Les Ailes de plomb, avec Christophe Gibelin) ou parodie (Les Aventures de Philip et Francis, avec Veys encore). Il confirme ici le tournant amorcé avec Sur un air de fado en 2021, s’affirmant comme un auteur complet de romans graphiques ambitieux et personnels.
La vie de Fernando Pessoa, le grand écrivain lisboète, n’a rien de romanesque et ne constitue pas a priori un « bon sujet ». Il mena principalement une existence d’employé de bureau, comme traducteur commercial, et en fait de liaison féminine, on ne lui connut qu’une éphémère fiancée, Ofélia Queiroz (leur relation avait déjà inspiré naguère un album à Éric Lambé : Ophélie et les directeurs de ressources humaines, Fremok, 2000).
Barral ne fait du reste aucun référence à ses années d’adolescence vécues en Afrique du Sud : c’est qu’il signe moins une biographie qu’un portrait et une méditation. On le sent fasciné par la trajectoire littéraire de l’auteur du Livre de l’intranquillité, qui s’était inventé plusieurs dizaines d’alias (les fameux « hétéronymes » dont les plus notoires sont Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Alvaro de Campos et Bernardo Soares) et qui, à sa mort, laissa une malle remplie de textes inédits, lui qui n’avait eu le temps de publier qu’un seul livre en portugais de son vivant, le recueil de poèmes Message (mensagem), en 1934.
Sa mort, justement, survenue à l’âge précoce de 47 ans et causée par une cirrhose, aimante l’ensemble du récit. Pour éclairer les aspects qui l’intéressent de la vie et de la personnalité de son modèle, Barral met ses pas dans ceux d’un journaliste (qui se rêve lui-même écrivain) chargé d’écrire la notice nécrologique et qui mène l’enquête auprès de ses proches, tandis que Pessoa lui-même, prématurément vieilli, vit ses derniers jours, secoué de quintes de toux.
Il en résulte un récit façon puzzle, avec des allers-retours dans le temps, et un double éparpillement de la personne de Pessoa : entre ses différents hétéronymes (personnifiés par des sortes de « fantômes » avec lesquels il est aux prises, et qui paraissent réels) et les visages qu’il a présentés à des âges différents (récapitulés dans une belle planche, à la page 115). Un album qui prend son temps aussi, s’attardant sur les déambulations des personnages dans Lisbonne, ou les séances de rasage quotidiennes chez le barbier – et qui doit être lu de même, sans précipitation.
Un livre, enfin, qui sera d’autant mieux apprécié que le lecteur possédera déjà une certaine familiarité avec l’œuvre de Pessoa, car nombre de références ne sont pas explicitées. Tel bureau de tabac aperçu de ses fenêtres lui a inspiré un texte célèbre, et les papillons qui se posent sur lui proviennent d’un poème dont les premiers vers sont
Passe un papillon devant moi
Et pour la première fois dans l’univers je remarque
Que les papillons n’ont pas plus de couleur que de mouvement
[Barral, L’Intranquille Monsieur Pessoa, Dargaud, 136 pages, 25 €.]