« Les absents l’ont un peu amer tant cette exposition est appelée à faire date », écrit Stéphane Jarno dans Télérama (n° 3883, 12 juin 2024) au sujet de l’exposition du Centre Pompidou Bande dessinée, 1964-2024. Il a raison, bien sûr, mais qui sont « les absents » ? Je veux dire, quels sont les artistes qui auraient dû figurer dans cette exposition et dont l’absence est, au moins regrettable, au pire scandaleuse ?

J’ai déjà donné ici même (https://www.thierry-groensteen.fr/index.php/2024/05/31/bande-dessinee-1…apres-vernissage/) une short list de quelques-uns de mes regrets personnels.

Benoît Peeters m’a fait connaître le nom du seul créateur dont il a véritablement déploré la défection : Joost Swarte.

Philippe Lefèvre-Vakana (collectionneur et marchand d’originaux, auteur de L’Art de Jean-Claude Forest aux éditions de l’An 2) s’est déclaré marri de n’avoir pas rencontré Gillon, Gigi, Poïvet, Peellaert, Mandryka.

Dans le magazine de droite L’Incorrect, Marc Obregon s’est écrié : « Où sont Andréas, Jérôme Dubois, Simon Roussin, Poirier ou Cavazzano ? »

Et dans le n° 185 de son mensuel d’actualité de la bande dessinée dBD, Frédéric Bosser s’est laissé aller à suggérer une kyrielle de noms :  Roger Leloup, Jean-Claude Fournier, Hermann, François Boucq, Dany, Johan de Moor, Cosey, Rosinski, Derib, Jean-Marc Rochette, Tanino Liberatore, Milo Manara, Paolo Serpieri, Jean-Claude Mézières, Laurent Vicomte, Yves Chaland, Dupuy et Berberian, Jean-Christophe Menu… (Je ne cite ici que la première d’une série d’énumérations proprement exténuantes qui jalonnent les 6 pages de son article.)

exposition "Bande dessinée, 1964-2024", salle Couleur

Vue partielle de la salle « Couleur / NB ». Au mur : œuvres de Claveloux, Evens, Loustal, Ott. Sous vitrine : carnets de Baudoin et de Sfar. (Photo Thierry Groensteen)

Comment ne pas être frappé par le fait que les regrets des uns et des autres ne coïncident pas ? Que chacun a les siens ? Qu’aucune exposition, à moins de tendre à l’exhaustivité (ce qui n’est évidemment ni possible ni souhaitable) ne pourra jamais combler toutes les attentes, flatter toutes les préférences ? Pas un nom en commun dans ces différentes listes, qui, on le voit bien, témoignent surtout de la personnalité, des goûts, des références propres à chacun.

Deux autres points méritent d’être relevés. Je note, en premier lieu, que pas un Japonais, pas un Américain ne semble manquer à l’appel. La liste des mangakas et des cartoonists absents est pourtant longue, mais ceux qui nous interpellent n’ont de cesse de vouloir nous ramener au domaine européen et, surtout, francophone. Manifestement, ils n’ont pas pris acte du fait que l’exposition cherche à mettre en dialogue trois grandes aires culturelles, trois grandes traditions de bande dessinée – ou peut-être même certains s’en affligent-ils.

J’observe, en second lieu, que pas un de ces messieurs n’avance le nom d’aucune créatrice. Je m’en amuse, car, dans les premiers temps de la période où nous travaillions sur l’exposition, la presque totalité de nos interlocuteurs et interlocutrices n’avaient que cette question à la bouche : combien y aura-t-il de femmes parmi les artistes exposés ? La pression que, de toutes parts, mes camarades et moi-même sentions sur cette question était considérable. Nous en étions presque arrivés à nous demander si nous ne serions pas, une fois notre copie livrée, jugés sur cet unique critère ! Puisque nul.le ne nous reproche aujourd’hui l’absence de telle ou telle (sur les réseaux sociaux peut-être ? je l’ignore, m’en tenant à l’écart), je veux croire que nous avons fait le travail et que les vingt-huit dessinatrices exposées représentent dignement la création au féminin.

Un dernier mot sur les absents. Il est important de préciser que tous ne sont pas de notre fait. Nous nous sommes heurtés à des refus. J’en citerai quelques-uns, à titre d’exemple. Orson Peellaert a refusé que nous montrions le travail de son père, le créateur de Jodelle et de Pravda la survireuse. Debbie Drechsler, qui a quitté le monde de la bande dessinée et travaille désormais dans le tourisme, n’a pas souhaité prêter des planches de Daddy’s Girl. Ni Katsuhiro Otomo ou Yoshiharu Tsuge leurs originaux. Les commissaires d’exposition proposent, mais les prêteurs disposent. Ce que les visiteurs découvrent au Centre Pompidou ne correspond pas à un idéal, c’est le résultat de compromis, de tractations, de succès et de déceptions. Bien sûr ils n’ont pas à le savoir. Mais les lecteurs de ce blog, eux, ont bien le droit d’en être informés.

[ Image du bandeau : le plan (non définitif) de l’exposition, par Laurence Le Bris, scénographe]