L’équation du couple selon Mordillo

Chez Mordillo, il est fréquent que le naufragé soit en couple. Une planche du recueil Amore amore (Glénat, 1994) montre Elle et Lui coulant des jours paisibles sur un îlot à deux palmiers. Par question de partager ce havre de tranquillité. Si un autre homme se propose de poser le pied sur leur domaine réservé, notre naufragé aussitôt d’ériger un mur pour empêcher l’intrus, le potentiel rival, d’accéder à sa compagne. L’idée de « propriété privée » qu’illustrait Maurice Henry (voir le deuxième épisode de ce feuilleton) s’étend ici indistinctement à l’île et à la femme.

Mordillo, Amore amore

Extrait du recueil « Amore amore » (Glénat, 1994)

Une présence féminine à ses côtés, voilà assurément qui vous change du tout au tout la condition de naufragé. Cette autre planche de l’Argentin, elle aussi divisée en quatre cases panoramiques, l’atteste. Le petit homme s’est emparé d’une palme pour tracer sur le sol de son îlot un signe SOS qui pourrait être vu par quelque avion de passage. Survient une naufragée et le voilà qui se hâte d’effacer l’inscription : plus question d’être secouru, le séjour lui apparaissant tout à coup sous un jour beaucoup plus prometteur.

Mordillo, Lovestory

Extrait du recueil « Lovestory » (Glénat, 1999)

Mais de quoi précisément est fait le quotidien d’un couple condamné à vivre dans l’isolement ? Un dessin de Mordillo figurant dans l’album Les Mariés propose une réponse quelque peu cynique. Monsieur et Madame ont ici chacun leur îlot, séparés de quelques mètres (les navettes se font en barque). Sur le sien, Elle dispose d’un fourneau et, vêtue d’un tablier, prépare le repas. Sur l’autre, Il attend d’être servi, assis devant une table où le couvert est dressé pour lui seul. Même coupés du monde, homme et femme reconduisent la division la plus stéréotypée des rôles genrés au sein du ménage : à Elle les corvées, la charge mentale, à Lui l’insouciance, la jouissance. La caricature fait sourire mais certainement aussi grincer des dents.

Mordillo, Les Mariés

Extrait du recueil « Les Mariés » (Vents d’Ouest, 1997).

Dans l’œuvre humoristique et colorée de Mordillo, il n’est pas difficile de repérer la prédilection du dessinateur pour les lieux solitaires : astéroïde, sommet d’une montagne, nacelle d’une montgolfière, toit d’un gratte-ciel, etc. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’il ait été particulièrement inspiré par le topos de l’île déserte.

Au sein de l’abondante production de cartoons sur ce thème, il me semble que les siens sont un peu à part. L’aspect rondouillard, rassurant et dépersonnalisé des petits corps blancs si caractéristiques de son art suppriment d’emblée toute idée de tragique et métaphorisent les situations inventées. On vient de le voir, ses dessins ne sont pas exempts d’une réflexion sur la nature profonde et les mœurs de la communauté des hommes. Mais son style induit que la vérité dont ils sont porteurs tend à être reçue comme relevant de l’absurde. L’île déserte elle-même m’apparaît comme un opérateur de synthèse entre ces deux dimensions : elle met à nu la condition de l’homme, tout en se prêtant à tous les délires, toutes les extravagances.

(à suivre)