Après le portrait d’une ville, Ho Chi Minh-Ville, découverte à travers le prisme de sa gastronomie (Un orage par jour, Kéribus, 2021), André Derainne nous revient avec un album qui, cette fois, fait le portrait d’un lieu clos. En effet, dans Des fourmis dans les jambes (éditions Fidèle), de la première à la soixante-sixième planche, on ne sort pas de l’enceinte d’un aéroport.
On pourrait penser que Derainne a concrétisé un projet inabouti d’Hergé, dont ce dernier avait parlé à Thierry Smolderen en mai 1976, peu après la parution des Picaros. « J’aimerais bien que le prochain Tintin se passe entièrement dans un aéroport. L’aéroport est un centre géométrique où peut arriver l’exotisme. Des Chinois, des Arabes ; pour toutes sortes de raisons, les Turlurons peuvent repartir… On peut faire quelque chose de très drôle avec cela. Mais maintenant, il me faut le motif. J’ai le lieu, le lieu géométrique où tout peut se passer. (…) C’est le lieu où tout arrive et d’où tout part. » On peut lire quelques pages du synopsis – très provisoire – d’Un jour dans un aéroport sur le site Tintinomania (https://tintinomania.com/tintin-un-jour-aeroport). Le créateur de Tintin avait réfléchi à ce projet pendant plusieurs années, sans réussir à nouer ses idées autour du « fil très simple » indispensable à sa mise en œuvre, et il l’avait abandonné au profit de l’Alph-Art.
Chez Derainne, toutefois, il ne faut pas chercher les gags, les péripéties burlesques qu’Hergé n’aurait pas manqué d’accumuler dans ce qui, par ailleurs, aurait sans doute consisté en une relecture récapitulative de l’ensemble de son œuvre. Pour le jeune dessinateur, formé aux Arts décoratifs de Strasbourg, l’aéroport est moins un lieu dramaturgique qu’un lieu graphique. Un « non-lieu », certes, au sens du sociologue Marc Augé, mais qui offre des possibilités intéressantes en termes d’espaces architecturés, de perspectives, de contrastes entre vide et grouillement.
Toutefois le sentiment de vide l’emporte nettement, en phase avec un prétexte narratif assez mince. Bien loin du récit choral qu’envisageait Hergé, Derainne divise son livre en deux parties, s’attachant successivement à deux personnages de jeunes femmes. Le scénario tient sur un ticket de métro : non seulement ces deux figures ont peu de consistance mais leurs trajectoires ne se raccordent pas. L’auteur pratique un art de la réticence et signe un album qui, comme le précédent, est à contempler plus qu’à lire, et qui constitue d’abord, à mon sens, un support à la rêverie (d’ailleurs beaucoup de personnages sont représentés assoupis).
Dans Un orage par jour, Derainne alignait, dans une mise en page régulière, des petites vignettes carrées, comme autant de miniatures colorées. On retrouve ici les mêmes encres, la même palette chamarrée à la fois douce et vibrante, mais avec plus de variations dans la mise en page.
Maison d’édition active depuis 2013, mais aussi studio d’impression riso, Fidèle privilégie les artistes qui cultivent un univers graphique singulier plutôt que des ambitions narratives. Derainne est parfaitement à sa place aux côtés des autres auteurs maison, Magali Cazo, Corentin Garrido, Henri Crabières ou Melek Zertal, au sein d’un catalogue avant tout conçu pour le plaisir des yeux (https://fidele-editions.com) – explorant jusqu’à l’abstraction avec Vincent Longhi.