Tous les livres de Dominique Goblet sont puissamment originaux, tous sont fascinants à l’un ou l’autre titre, mais je confesse un attachement particulier pour Chronographie, cet épais recueil paru à l’Association en 2010, qui, on s’en souvient, réunissait les portraits croisés réalisés entre 1998 et 2008 par l’artiste belge et sa fille, Nikita Fossoul. Pendant dix ans et quelque 273 sessions, mère et fille s’étaient représentées mutuellement.
« Le dessin est ici au service du temps, tout comme le temps est au service du dessin », suggérait l’avant-propos. Mais ce rapport au temps est complexe, et les deux séries de dessins qui s’entrecroisent et se répondent tout au long du volume (les portraits de Dominique par Nikita, les portraits de Nikita par Dominique) le déclinent sur un mode foncièrement différent.
Nikita est âgée de sept ans quand l’expérience débute, dix de plus quand elle prend fin. Ses premiers dessins sont donc des dessins d’enfant. Une enfant qui s’applique, certes, qui s’efforce de rivaliser avec sa mère, artiste accomplie : sur le premier de ses dessins, exécuté au crayon graphite le 18 septembre 1998, on observe que les yeux ont iris et pupille, qu’un décor est ébauché, et, surtout, qu’une moitié du visage de Dominique est ombrée. Il est manifeste que Nikita est une enfant déjà avertie des choses du dessin. Mais, naturellement, sa maîtrise va aller s’accentuant au fil des semaines, des mois et des années : son trait devient plus sûr, ses portraits gagnent en expressivité, elle introduit de la couleur, s’essaie à différentes techniques. Du côté de l’enfant se métamorphosant progressivement en une jeune fllle, le rapport au temps s’exprime donc sur le mode de l’apprentissage, d’une évolution technique et artistique.
À l’inverse, Dominique est dès les débuts de l’expérience en pleine possession de ses moyens d’artiste, et ce que ses dessins successifs vont enregistrer, c’est l’effet du temps sur le motif, c’est l’évolution de son modèle, Nikita, dont le visage se transforme peu à peu – sans qu’elle se départisse jamais de ses longs cheveux blonds.
Les deux courbes sont donc de nature différente, et c’est ce qui rend leur entrelacs si captivant. D’autant plus que ce double rapport au temps peut, à mon sens, être extrapolé au dessin de bande dessinée en général. Je pense ici aux dessinateurs qui, quelquefois pendant plusieurs décennies, se sont consacrés aux aventures des mêmes personnages. Il est aisé de constater que la morphologie de leur héros a évolué avec le temps, de manière très progressive et probablement non concertée. Lucky Luke était à l’origine un petit gars à la bouille rondouillarde : ses traits se sont peu à peu affinés, creusés, et sa silhouette s’est allongée. Obélix, lui, s’est considérablement épaissi depuis sa première apparition, Uderzo ayant trouvé, à force de le redessiner, une formule graphique plus éloignée de tout référent anatomique, prêtant au livreur de menhirs un corps sphérique et court sur pattes. Dans la monographie Avec Alix, consacrée à Jacques Martin, j’avais jadis proposé cette frise permettant de comparer les traits du célèbre héros en 1948, 1955, 1962 et 1976.
Or, dans ces transformations, dont les exemples pourraient être multipliés, il est très difficile de démêler ce qui appartient à la maturation du personnage lui-même (une forme qui se cherche) et de ce qui relève de l’affirmation de l’artiste (un style qui se trouve). Comme les deux faces d’une médaille, ces dimensions ne peuvent être séparées.
Dans d’autres œuvres, toutefois, il peut en aller différemment, si le dessinateur modifie en toute conscience, ou sous l’effet d’une considération extérieure, l’apparence de son personnage. Edmond Baudoin s’est beaucoup dessiné au fil de ses livres. Pendant longtemps, il faisait le choix plus ou moins conscient de se représenter plus beau qu’il n’était. Il a cessé de le faire en vieillissant. De sorte qu’il se ressemble de plus en plus. Cependant, même dans ce cas, qui peut être assimilé à la levée d’une censure, on doit aussi faire la part de l’évolution de son trait, de sa vision, de sa technique d’encrage.
C’est tout cela qu’évoque pour moi ce beau mot de chronographie, que l’on pourrait ériger en concept et qui ouvre un champ à l’étude des changements et des altérations affectant la représentation d’un corps, que celui-ci soit réel (les autoportraits de Rembrandt) ou fictif.
(Ce billet m’a été inspiré par les entretiens filmés avec Dominique Goblet et Edmond Baudoin que l’on pourra voir dans l’exposition Bande dessinée 1964-2024, au 6e étage du Centre Pompidou, à partir du 29 mai.)