Parmi les codes de l’expression mis au point par Hergé, peut-être n’a-t-on pas, jusqu’à présent, porté suffisamment d’attention aux emanata – terme générique proposé par le cartoonist Mort Walker (le créateur de Beetle Bailey) pour désigner les gouttelettes, spirales, étoiles, traits cinétiques et autres signes graphiques conventionnels dont le maître bruxellois usait en surabondance.
La préférence d’Hergé alla rapidement aux gouttelettes qui font cercle autour du visage du personnage quand celui-ci est ému, ébranlé, interloqué. Sauf erreur, elles apparaissent pour la première fois dans Tintin au Congo, d’abord associées à Milou, quand celui-ci, blessé à la queue par un perroquet, exprime sa peur de mourir, puis associées au reporter, quand il est effrayé par un crocodile, et ensuite quand, ayant tiré par deux fois en direction d’une antilope, celle-ci ne semble toujours pas atteinte. Ces premières occurrences suffisent déjà à établir une caractéristique saillante des gouttelettes : leur polyvalence (ou polysémie). Chez Milou, puis chez Tintin confronté au crocodile, elles expriment l’angoisse, l’effroi ; chez Tintin chasseur, elles matérialisent le doute, l’incrédulité.
Mais regardons deux pages d’un album beaucoup plus tardif, l’un de ceux où l’art graphique d’Hergé est à son pinacle et celui où la comédie de caractère donne toute sa mesure, je veux parler des Bijoux de la Castafiore. Les pages 18 et 19 sont un véritable festival. Haddock est immobilisé par son entorse, il subit la compagnie du perroquet honni et les vocalises de la diva, laquelle se fait livrer un piano et donne par téléphone son accord aux journalistes de Paris-Flash pour une interview. Sur les trente vignettes que comptent cette double page, je n’en dénombre pas moins de onze dans lesquelles un personnage (Nestor, puis le capitaine, et enfin Tintin lui-même) émet des gouttelettes, et une demi-douzaine où ce sont des spirales ou des traits hérissés qui viennent souligner les sentiments qui les animent.
Benoît Peeters avait relevé le fait que, dans les trois premières cases de la page 18, « la même question, ‘Le piano ?’, se trouve reprise trois fois [deux fois de suite par Nestor, puis par Haddock], en trois phylactères exactement semblables, augmentés à chaque fois d’un nouveau point d’interrogation, pour mieux marquer l’étonnement grandissant. » (Lire Tintin. Les Biioux ravis, Les Impressions nouvelles, 2007, p. 97). Et le tintinologue de s’émerveiller : « C’est à des détails comme celui-là qu’on mesure le raffinement du travail d’Hergé ».
La ponctuation est un code ; les emanata en constituent un autre (idéographique), auquel mon ami Benoît a été moins attentif, puisqu’il n’en dit mot dans son analyse serrée du chef-d’œuvre de 1963. Or, si « La ponctuation parachève les vertus de l’écriture », comme le disait Etiemble, on pourrait affirmer que, chez Hergé, les emanata parachèvent celles du dessin. Voyons comment.
Première observation : la polysémie des gouttelettes se trouve confirmée. Elles accompagnent tout d’abord la surprise et une certaine forme d’incrédulité de Nestor et du capitaine quand les déménagements Cracq frères se présentent pour livrer le fameux piano. Elles ressurgissent autour du capitaine quand la Castafiore lui arrache le téléphone des mains : déstabilisé par le sans-gêne de son « invitée », il ne l’est pas moins par la teneur des propos qu’elle tient aux journalistes, en contradiction avec les consignes qu’elle avait données antérieurement. Un peu plus loin, les mêmes gouttelettes témoignent de son agacement face à la cacophonie qui l’assaille (vocalises, interventions du perroquet…) et elles ponctuent son altercation verbale avec la femme qui, au téléphone, croyait avoir joint la boucherie Sanzot. Autrement dit, ce que traduisent ces gouttelettes, c’est tout simplement l’émotivité des personnages et singulièrement de Haddock, quelque nuance qu’elle prenne. Il est notable que la Castafiore, dotée d’un aplomb à toute épreuve et qui ne se laisse pas facilement émouvoir, n’émet pas de gouttelettes, sauf chaque fois qu’elle pense avoir égaré ou s’être fait dérober ses bijoux.
Il est non moins frappant que, lorsque les gouttelettes ne suffisent pas à traduire la force de l’émotion ressentie (et craignant peut-être que leur éloquence s’émousse du fait de leur répétition), Hergé ne craint pas de les associer à d’autres signes : gouttelettes + spirales de confusion dans la case 2 de la page 18, gouttelettes + l’un de ces tourbillons qu’Yves Chaland a baptisées du nom de krollebitches dans la suivante, gouttelettes et traits zébrés à la case 13 de la page 19, quand le capitaine est au comble de l’exaspération. Les emanata ne sont donc pas exclusifs les uns des autres ; bien au contraire, ils peuvent se combiner et se renforcer mutuellement, Hergé ne craignant visiblement pas l’inflation dans ce domaine.
Les emanata viennent en renfort de l’expression physionomique. À ce titre, ils peuvent être décrits comme des éléments rhétoriques, des exhausseurs d’éloquence. Ils suppléent notamment au fait que les paroles prononcées ne sont pas sonorisées. Privés de leur voix, les personnages doivent redoubler d’expressivité pour colorer les mots des nuances d’intention dont ils sont supposés porteurs. Dans les Bijoux peut-être encore plus qu’ailleurs, nous sommes face à un théâtre et à de véritables numéros d’acteurs.
Enfin, les emanata permettent une gradation dans l’expression des sentiments. Ils discriminent des vignettes dont le contenu est très similaire. Ainsi de la case 10 de la page 18 (« Ah ! Ce perroquet », soupire Haddock) et de la case 4 de la page 19 (« Eh bien ! ça promet d’être gai », dit le même), la première sans gouttelettes, la seconde avec : le découragement du pauvre capitaine est monté d’un cran.
On est donc face à une véritable grammaire des émotions. Les « signes non permanents » dont parlait Töpffer, qui expriment « tous les mouvements et toutes les agitations temporaires ou occasionnelles de l’âme », se sont, avec les emanata que le Genevois ignorait, considérablement enrichis.