Au cycle des Cités obscures, que l’on croyait achevé, Schuiten et Peeters ont récemment ajouté un nouveau titre, Le Retour du capitaine Nemo, qui, à dire vrai, ne s’y rattache que de manière oblique. Même s’ils ne partagent pas sa foi dans le progrès, Jules Verne fait depuis toujours partie des figures tutélaires dont se réclament les deux auteurs, qui lui ont même emprunté le nom d’un de leurs personnages, Michel Ardan.
Ce retour tardif à Verne est le fruit ultime d’un certain nombre de travaux réalisés par François Schuiten au long des années : en 1995, réalisation d’une série d’illustrations en noir et blanc pour l’édition, par Hachette, du roman inédit Paris au XXe siècle ; en 2006, réalisation d’une peinture murale, à Amiens, sur le thème des Voyages extraordinaires, et d’une sphère armillaire pour coiffer la tour de la maison qu’occupait l’écrivain ; en 2023, conception, avec le sculpteur Pierre Matter, d’un « Nauti-poulpe » qui prendra place sur le parvis de la gare, dans cette même ville. Ces différents travaux, expressément cités et commentés à l’intérieur du volume, nourrissent la trame tricotée par Benoît Peeters pour ce Retour du capitaine Nemo, qui ne compte qu’une pincée de pages de bande dessinée à proprement parler.
Comme toujours, l’univers feuilleté des Cités obscures invite à opérer des rapprochements avec d’autres œuvres. Je pense à Albert Robida, le dessinateur visionnaire qui mit lui aussi en images sa conception du Vingtième Siècle en 1883 et qui emprunta de multiples thèmes verniens dans ses Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul. (Ce n’est pas un pur hasard si les Impressions nouvelles, la maison d’édition dirigée par Peeters, a publié en 2022 un épais recueil d’études intitulé Albert Robida. De la satire à l’anticipation, sous la direction de Claire Barel-Moisan et Matthieu Letourneux.) Je pense aussi à la Ligue des Gentlemen extraordinaires, la série steampunk d’Alan Moore et Kevin O’Neill, dont le capitaine Nemo est l’un des membres, et pour lequel les auteurs ont imaginé une version du Nautilus où le profil du légendaire sous-marin suggère déjà une hybridation avec quelque octopode géant.
Grand lecteur de Verne dans mon enfance, j’ai été particulièrement marqué, non tant par Vingt mille lieues sous les mers que par L’île mystérieuse, relue maintes et maintes fois. Comme l’on sait, le capitaine Nemo n’y révèle sa présence qu’à la fin du récit, le lecteur découvrant alors qu’il n’avait cessé de venir en aide aux naufragés sans se manifester directement auprès d’eux. Je me suis sans doute à demi-consciemment souvenu de ce stratagème narratif quand, au début des années 1980, j’ai écrit le scénario d’un album centré sur la personne de Sarah Bernhardt, dont le dessin devait être assuré par Séraphine (cf. Une vie dans les cases, pages 58-59). En effet, dans ce récit qui avait pour titre L’Aveu à Sarah, la grande tragédienne découvrait comment toute sa carrière avait été influencée par un manipulateur de l’ombre qui se révélait à elle peu avant sa mort.
Par ailleurs, mon jeu favori, quand j’étais enfant, consistait à faire comme si le tapis occupant le centre de ma chambre dessinait les contours d’une île. J’y faisais aborder, sur quelque radeau de fortune, une poignée de personnages (incarnés par des cow-boys, indiens ou chevaliers en armure, car je n’avais sous la main pas d’autres êtres manipulables que ces figurines en plastique) et le jeu, qui pouvait durer une journée entière, consistait à les faire s’installer sur l’île et la coloniser peu à peu, en y construisant, à l’aide de briques de Lego, ferme, école et tout ce qui pouvait leur être utile. Mon île imaginaire n’était pas mystérieuse mais le processus de civilisation ainsi mis en œuvre devait tout à la geste de l’ingénieur Cyrus Smith et de ses compagnons.