L’Illusion magnifique, d’Alessandro Tota (éditions Gallimard), est un album dont la forme classique emballe un propos à la fois ambitieux et divertissant. Il se déroule dans le New York de la fin des années trente, au moment où l’industrie encore très artisanale du comic book va prendre un tournant décisif avec l’arrivée des premiers super-héros.
Dans ce livre rythmé, dessiné d’un trait allègre et particulièrement bien dialogué, certains des personnages paraissent sous leur propre nom – ainsi Bob Kane, le créateur de Batman –, d’autres sont « à clé » : le site de l’éditeur vend quelques mèches en révélant que « le journal communiste The Rise of the Masses est une variante de New Masses, Donny l’éditeur mafieux reprend la trajectoire d’Harry Donenfeld de DC Comics. Quant au peintre arménien, c’est le portrait craché d’Arshile Gorky. » Mais il importe assez peu au lecteur de disposer de ces références, l’intrigue étant suffisamment romancée pour ne pas inciter à une lecture documentaire – contrairement à la nouvelle d’Alan Moore sur l’histoire des comics que j’ai commentée ici-même (https://www.thierry-groensteen.fr/index.php/2023/11/05/alan-moore-regle…-avec-les-comics/), où tout, au contraire, invitait à identifier les modèles des personnes et des œuvres citées.
Du reste, Tota adopte d’emblée une perspective décalée en centrant son récit sur une femme, Diana Morgan, montée à New York depuis son Kansas natal et qui, après avoir écrit quelques articles dans The Rise of the Masses, devient, sous le pseudonyme masculin de Bob Smoke, scénariste des exploits d’un super-héros nommé Dogman. Autant qu’on sache, les femmes étaient fort peu nombreuses dans le milieu des comic book ; aucune scénariste qui aurait œuvré dans les années trente n’est passée à la postérité, et les noms des rares dessinatrices de l’époque (Corinne Dillon, Jean Hotchkiss ou Claire Moe) ne sont connus que de quelques historiens.
Plonger cette héroïne qui sort de sa ferme et ne connaît rien ni à la grande ville, ni au monde du travail ni au milieu de l’art et de l’édition, c’est adopter le point de vue ingénu du candide, qui donne à l’ouvrage sa fraîcheur et son charme.
Rares sont les œuvres de fiction qui réussissent à concilier évocation du réel, reconstitution précise d’un contexte historique (la Grande Dépression, le péril hitlérien, les combats du syndicalisme ouvrier, le déni du parti communiste américain relativement aux crimes de Staline, les ravages du capitalisme, la mafia…) et hommage à l’imaginaire ; le plus débridé, celui des pulps, des polars et des comics – et surtout des super-héros qui colonisent l’esprit de Diana ! Alessandro Tota se tient sur cette ligne de crête avec une aisance souveraine.
Un deuxième tome à venir nous contera la suite des aventures de Diana. On vérifiera alors si son rêve de devenir écrivaine n’était effectivement rien d’autre qu’une illusion magnifique.
Une remarque en guise de conclusion : l’album montre des dessinateurs de BD constituant une sorte de sous-prolétariat exploité et mal payé – à l’exception d’un Bob Kane devenu millionnaire. On serait enclin à penser que cette condition appartient à un passé depuis longtemps révolu, celui d’un artisanat et d’une industrie à leurs débuts. Si le contexte de production a changé, si les causes sont différentes, les données dont nous disposons sur la paupérisation que connaissent les créateurs de bande dessinée depuis quelques années montrent que, malheureusement, tout n’a pas changé.